La manchette de La Presse du 12 février se lisait comme suit: «Une femme sans histoire a été assassinée à Sainte-Thérèse». «Une dame qui habitait seule, et qui n'avait pas de conjoint», selon la Sûreté du Québec. Un fait divers parmi tant d'autres.

Le téléphone sonne chez moi. C'est mon papa. Il est allé dîner chez Tim Hortons. Au lieu du combo soupe-sandwich-café, il a eu droit à une agression par un itinérant. Il a un bleu sur la joue, où il a reçu un coup de poing sans provocation; ses lunettes sont croches à l'endroit où le poing a fait contact avec son visage, mais surtout, il a le coeur meurtri.

Les policiers, venus prendre une pause café, se sont retrouvés pris à essayer de maîtriser un itinérant incompréhensible, agité et agressif, qui crie en anglais et dans une autre langue que c'est mon père qui l'a attaqué! Tous les témoins sont d'accord, l'itinérant a agressé mon père sans provocation.

Mon père explique les évènements aux policiers. Il ne veut pas aller à l'hôpital, il ne veut pas porter plainte. Il veut quitter les lieux. Il veut panser ses plaies.

Mon père a grandi à Saint-Henri. Il a travaillé comme surveillant de nuit dans une maison de transition pour gens en difficultés (ex-prisonniers, toxicomanes, «psychiatrisés»). Il a été organisateur communautaire dans des quartiers défavorisés. Il vit dans une coopérative d'habitation parce qu'il croit aux principes de partage et de solidarité qui y règne.

Il est maintenant retraité. Il vit seul. Il écrit de la poésie. Il est passionné de lectures, d'histoire, de politique et philosophie. C'est un homme de lettres, de mots, de coeur. Il est doux. Il est croyant et continue de fréquenter l'église. Il fait partie de ces rares personnes qui s'arrêtent sur la rue et qui ont toujours un peu de monnaie pour les moins fortunés, souvent accompagné de quelques mots de réconfort.

Bien qu'il ait eu à côtoyer des gens violents par son travail, il croit à la paix et qu'il ne faut pas tourner le dos à ceux qui sont dans le besoin, aussi répugnants puissent-ils parfois nous sembler... Il refuse de quitter Montréal, malgré la détérioration des conditions de vie et la pauvreté qui caractérisent maintenant cette ville. Sa fille vit en banlieue, son fils à l'étranger, ses frères ont déménagé en Ontario.

En lisant l'article sur la dame assassinée à Sainte-Thérèse, j'ai pensé à mon papa. Si l'itinérant avait été armé, que serait-il arrivé à mon père? Serait-il apparu en manchette dans La Presse: «Un homme sans histoire assassiné à Montréal» ?

En pensant à la violence et à la réaction de vengeance que peut susciter une agression, je me suis rappelée des paroles de Martin Luther King: «L'obscurité ne peut pas chasser l'obscurité; seule la lumière le peut. La haine ne peut pas chasser la haine; seul l'amour le peut.»

Dans le fond, cet homme qui a agressé mon père a aussi une histoire. Il avait peut-être une famille, un job, une amoureuse avant que sa vie ne dérape et l'entraîne dans la rue. Sa vie a basculé dans l'obscurité et la détresse. La folie semble s'être installée chez lui comme une mauvaise habitude dont on n'arrive pas à se défaire.

Les hôpitaux psychiatriques ont été vidés, les prisons débordent et la drogue et la prostitution font des ravages à Montréal. Alors, je tenterai de ne pas haïr cet homme qui a voulu faire du mal à mon père.

N'oublie pas que je t'aime, papa. Après ton départ, quand la mort choisira de te prendre à ses côtés, je serai là pour témoigner de ton histoire.