Comme plusieurs de mes collègues, je suis inquiet devant tout ce qui se dit au sujet des universités. Et comme eux, j'éprouve le goût de défendre cette institution dont la mission donne du sens non seulement à ce que je fais comme professeur, mais également à ce que je suis comme être humain.

Si je me suis tu jusqu'à ce jour, c'est que les mots qui me viennent à l'esprit pour défendre cette mission n'ont presque plus de résonnance dans un monde où on ne sacralise que le concret et l'instantané.

Comment défendre ce qui pour l'essentiel est indicible, parce qu'il porte sur la transformation de l'esprit qui s'opère au contact du savoir? Comment défendre ce qui ne laisse pas nécessairement de traces immédiates? Comment plaider en faveur d'un travail souterrain qui sert d'assise à une société éclairée et capable de réflexivité et de sens critique? Comment défendre ce qui ne peut être comptabilisé?

En somme, comment, sans avoir l'air pédant, méprisant, inconscient, lyrique ou indifférent, affirmer haut et fort que l'enseignement universitaire ne doit jamais être confiné à ce qui rapporte dans l'immédiat? Que les matières apparemment «inutiles» sont parfois le terreau d'éventuelles révolutions intellectuelles? Que la beauté de l'esprit tient précisément à ce qu'on ne peut le harnacher une fois pour toutes et l'obliger à suivre une voie et une seule.

Comment expliquer que certains de mes collègues, pourtant professeurs de droit, puissent trouver la source de leur inspiration dans l'oeuvre de Victor Hugo ou de Yourcenar, comme dans celle du sociologue Max Weber ou des historiens Georges Duby et Yvan Lamonde? Comment faire comprendre au commun des mortels que la culture générale déployée par un professeur est souvent ce qui, aux yeux de ses étudiants, fait tout l'intérêt de la discipline pointue qu'il enseigne, puisqu'il parvient à l'inscrire de manière cohérente dans l'univers complexe et bigarré de la pensée humaine? Comment expliquer que cette capacité à voir grand est à la source d'un sens critique plus affiné?

Comment expliquer que ce constant souci d'élargir l'étendue de ce qu'on apprend, et donc de ce qu'on enseigne, requiert temps et patience. Que nos plus grands intellectuels ne sont pas le produit d'improvisations ou de générations spontanées. Qu'ils ont pris le temps de réfléchir, parce qu'on leur a offert un lieu pour ce faire.

Enfin, comment expliquer que l'enseignement universitaire suppose une maîtrise minimale de la langue, une capacité à réfléchir et à structurer sa pensée que tous ne possèdent pas? Comment expliquer que l'obligation de cultiver un esprit d'ouverture et un sens aigu de la curiosité qui incombe aux professeurs s'impose également aux étudiants? Si tous n'ont pas le talent pour devenir des athlètes, pourquoi en irait-il autrement du travail intellectuel?

Bref, comment expliquer que les universités ne seront jamais le port d'arrivée de tous les étudiants québécois?

En guise de conclusion, une petite histoire. En 1210, les autorités ecclésiastiques ont interdit aux professeurs de la toute jeune Université de Paris, créée à peine dix ans plus tôt, de faire référence aux ouvrages d'Aristote récemment redécouverts. Pourquoi cette censure? Parce que l'oeuvre de ce philosophe païen ouvrait la porte sur un monde intellectuel radicalement nouveau et déstabilisant. En guise d'opposition, les professeurs et les étudiants de la faculté des arts ont quitté Paris en masse pour Toulouse, Padoue et Oxford, au motif que là-bas régnait une plus grande liberté de pensée. L'Université de Paris abandonnera finalement son interdit, de peur d'être négligée par les plus talentueux.

Le financement des universités est bien sûr une question fondamentale, mais elle suppose un regard plus large. Le coeur d'une université demeure l'engagement profond de tous celles et ceux qui la composent d'en faire un lieu d'effervescence intellectuelle. Si les Québécois l'oublient, ils réaliseront tôt ou tard qu'il est plus facile de détruire une tradition universitaire que de la remettre sur pied. Surtout lorsqu'en d'autres lieux on continue à croire dans la mission première des universités.