Mercredi prochain, nous entrerons dans le carême. L'événement laisse d'autant plus indifférents nombre de Québécois que le carême évoque pour plusieurs le souvenir de petits sacrifices arbitraires, souvent effectués pour satisfaire aux exigences d'une bonne conscience. De fait, renoncer pour renoncer, voilà un exercice bien stérile!

Toutefois, la période du carême devrait susciter des privations autrement plus signifiantes - et gratifiantes. Renoncer au confort d'une habitude ou à certaines dépenses trouve son sens si l'on y gagne en disponibilité pour autrui, en liberté d'accomplir les tâches fondamentales pour lesquelles nous sommes faits. L'austérité des 40 ans d'Israël au désert, comme celle des 40 jours de Jésus en pareil lieu, les a préparés à remplir leur mission: révéler le visage de Dieu et le sens de notre indéracinable soif d'aimer et d'être aimé.

Cela peut-il avoir quelque valeur pour les non-croyants? Oui, car les peuples se reconnaissent eux aussi l'obligation d'accomplir certaines tâches jugées irrécusables; celles-ci sont tellement laborieuses qu'elles exigent l'effort constamment renouvelé de chacun. C'est le cas de la justice sociale.

Ainsi, le carême se présente pour tous comme l'occasion de se délester en vue d'une plus grande justice sociale. Mais ne finance-t-on pas déjà, par nos taxes, des programmes sociaux généreux et diversifiés? N'y a-t-il pas suffisamment d'organismes communautaires? On peut répondre différemment à ces questions, suivant notre conception d'une société juste et prospère.

Cependant, la question n'est peut-être pas tellement s'il convient ou non d'engraisser l'État-providence de nouveaux programmes de solidarité; car dans tous les cas demeure une sorte d'injustice qu'il est ardu de compenser sans mettre soi-même la main à la pâte: l'injustice affective.

Autour de nous vivotent des hommes et des femmes qui ont eu si peu d'opportunités de combler leur soif d'amour, ou sont affligés par tant de deuils, d'accablantes déceptions ou de solitude, qu'ils ne possèdent plus les ressorts intérieurs nécessaires pour profiter des ressources communes. Leur déficit affectif les paralyse.

On m'a donné la chance d'oeuvrer pendant trois étés à Présence Compassion auprès de telles personnes. La plupart quêtaient. Mon rôle se bornait souvent à les écouter. Généralement, cela suffisait, car beaucoup avaient faim, avant tout, de se raconter, de nommer leur souffrance pour qu'une autre personne reconnaisse qu'ils «ne l'avaient pas eu facile». Ils admettaient aisément leurs torts, mais témoignaient en même temps que la condition humaine ne se vit guère sous un régime de «tendresse équitable».

Pour réagir efficacement à cette forme subtile d'injustice sociale, il importe seulement que chacun se sente concerné et passe à l'action, selon ses dons propres. Il suffit de renoncer à notre indifférence sécurisante pour accomplir une tâche assez banale, au fond: donner une demi-heure de notre temps pour signifier à un frère ou à une soeur en humanité, autour d'un café: «Il est bon que tu existes».

En ces temps où nous sommes particulièrement sensibles au phénomène de la corruption, enjamber toute médiation pour nous occuper personnellement d'une cause valable devrait séduire. Pas d'intermédiaire, pas de perte en cours de route. Seulement un face-à-face.

Bref, s'il est toujours opportun d'appuyer financièrement des organismes responsables, peut-être qu'une façon encore plus judicieuse de «faire carême» est de renoncer à notre confort et à notre horaire pour alléger le déficit affectif d'une personne itinérante ou d'un proche souffrant d'isolement. C'est sans doute aussi le chemin le plus court vers la redécouverte de notre soif d'aimer; et la voie royale pour l'assouvir un moment.