En 2005, 15 jours avant le vote de la loi ouvrant le mariage à tous, ils étaient 1,5 million à défiler dans les rues d'Espagne pour dire non au mariage homosexuel. Aujourd'hui, dans ce pays, l'éventualité de voir deux personnes du même sexe s'unir sous les liens du mariage ne fait plus sourciller personne. De son côté, La France, dont les élites ont toujours aimé se moquer de «la très catholique Espagne», se retrouve à la traîne des États européens qui ont ouvert le cadre du mariage à tous.

Il est donc facile de reproduire sur le pays des droits de l'homme (comme il aime pompeusement s'autoproclamer) l'opprobre qui touchait autrefois les vieux pays «réactionnaires». Entre 300 000 et 800 000 personnes dans la rue, dimanche dernier, contre l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe, ce serait la preuve manifeste que le vieux pays très catholique, c'est désormais la France.

Les images racontent toutefois une autre vérité: ce qu'on a surtout vu dans ce cortège composé majoritairement de personnes dont c'était la première manifestation, c'est le chant du cygne d'une certaine France provinciale encore ancrée dans le catholicisme et qui voit, dans cette ouverture du mariage, un énième affront de la modernité contre la civilisation et la structure traditionnelle de la famille. Un affront de trop.

Cette France traditionaliste ressent un malaise qui dépasse le simple cadre du débat sur le mariage gai et l'homoparentalité. C'est une France qui «en a assez du changement», qui ne se reconnaît pas dans les valeurs portées par l'année 1968 et qui, faute de pouvoir revenir à ce que la société était auparavant, entend freiner l'avancée inéluctable des choses. Car c'est bien de cela qu'il s'agit avec le mariage pour tous: adapter une loi à l'état actuel de la société. Oui, la société a déjà évolué, sans eux.

La critique de Mai 68 fonctionne encore et toujours en France comme un argument d'autorité dans le débat moral. Pour le chroniqueur vedette Éric Zemmour, la critique de Mai a mis en place une «société du moi je» où toutes les envies et les pulsions aspireraient à être reconnues légalement. Comprenez que les homosexuels, dignes héritiers de Mai 68, voudraient d'un enfant comme on fait un caprice. Je n'invente rien.

L'extension du droit du mariage à tous est vécue paradoxalement comme une confiscation pour les couples hétérosexuels opposés à ce projet de loi. Pour Zemmour encore, «on leur a retiré plus qu'un droit, on leur a retiré une idée de la civilisation et de la société.

Si la France cède devant ces revendications hédonistes, si elle ne prend pas conscience de son rôle civilisationnel, alors le pire est à craindre. «Toucher à la structure de la famille, explique l'ancien ministre de l'Intérieur du gouvernement de François Fillon (qui est pour l'adoption du texte) Claude Guéant, c'est mettre le doigt dans un engrenage dont nous ne savons pas où il nous mènera.» Toucher à la famille, c'est chaque fois prendre le risque de changer radicalement de société. À la fin du XIXe siècle, le débat sur le travail des femmes condamnait déjà la famille.

«Les homos ont toujours réclamé le droit à la différence, pourquoi demander aujourd'hui le droit à l'indifférence dans le mariage?», s'interroge Gilles, jeune grand-père entouré de ses petits-enfants. Peut-être parce que l'indifférenciation signifie la non-discrimination sur des motifs d'ordre sexuel et par extension l'intégration complète. C'est cette normalisation, cette reconnaissance du droit qui en fera des citoyens comme tous les autres.

Des citoyens comme les autres, c'est ce qu'ils seront dans quelques mois. Le gouvernement français ne reculera pas. Cette manifestation n'était qu'un des derniers barouds d'honneur pour tenter de sauver une conception de la civilisation à laquelle plus beaucoup de Français ne croient.