Mon cher Pierre, j'hésite à te souhaiter une bonne année parce que j'ai toujours été réfractaire à cette formule souvent creuse.    

Ces deux mots que l'on lance à la sauvette à son voisin de bureau sans prendre le temps de s'arrêter. Ces souhaits qui sortent de la bouche et entrent dans l'oreille de l'autre sans impliquer le coeur. Si j'ai décidé de publier ce texte, c'est pour te remercier d'avoir catalysé chez moi cet amour profond que j'ai pour le Québec. Lorsque, de ma savane ancestrale, j'ai atterri à Rimouski en 1991, j'ai vécu une deuxième naissance, sans parents pour accompagner mes premiers pas. Signer un bail, faire l'épicerie, trouver des mitaines, comprendre les codes de base qui rythment la vie des gens d'ici, tout était à assimiler. «L'étranger a beau se dilater les yeux, il demeure quand même partiellement aveugle dans une nouvelle culture», disait mon grand-père. Comme la canne blanche aide un non-voyant à s'orienter, tu m'as accompagné dans la douloureuse traversée de cette nostalgie qui habite tous les déplacés dont les odeurs de la terre d'origine sont encore fraîches dans la mémoire.

J'ai passé mes deux premiers Noëls au pays les larmes aux yeux, enfermé dans mon appartement. Puis il y a eu la rencontre avec toi qui a tout changé. J'ai encore profondément présents en moi ces Noëls des années 90, où tu renonçais à ta propre famille juste pour organiser une fête et partager ce que tu avais avec nous. Quand je dis «nous», je pense à tous ces esseulés Africains, latinos, Français et même Québécois, à qui tu offrais généreusement de venir chez toi passer le temps des Fêtes dans une famille reconstituée. Ces étrangers qui sortaient de ton bungalow en emportant avec eux des bouts de la tradition québécoise.

Tu as été pour moi ce que le crabe de cocotier est à la noix de coco qui a traversé la mer pour coloniser une île lointaine. En effet, même si elle paraît coriace et solide comme le roc, la noix de coco a besoin des pinces de ce crabe ami pour s'ouvrir, germer et s'épanouir dans une nouvelle terre pour en faire la sienne. Hier, tu m'as tendu la main et aujourd'hui nos âmes sont presque jumelles, puisque la poésie de Gilles Vigneault appelle mes profondeurs autant qu'elle te chavire le coeur. Ce dernier n'est-il pas d'ailleurs l'auteur de l'invitation «ma maison, c'est votre maison», dont tu as fait une devise?

Grâce à ta générosité, j'ai rapidement découvert que pour un immigrant, garder les yeux fixés sur le rétroviseur était une façon certaine de foncer dans un mur et de ne jamais voir se pointer la lumière qui guide les rêves. Que de marcher énergiquement vers les autres était la seule façon de s'approprier une partie de leur identité collective. En effet, contrairement à l'assimilation qui est très souvent une conséquence de la passivité, l'intégration à une nouvelle culture est un processus actif. On ne peut pas devenir l'autre sans l'approcher, l'écouter, lui parler, le sentir, l'aimer et surtout l'étudier avec passion. S'intégrer à une nouvelle culture, c'est comme lire un livre plusieurs fois. La première lecture sert généralement à se familiariser avec les personnages. À la deuxième lecture, on s'intéresse davantage à l'histoire. Mais après la troisième lecture, si on arrive à raconter cette histoire avec passion, c'est qu'elle est aussi devenue la nôtre et les personnages, des membres de notre propre famille.

Si je travaille tous les jours à essayer de raccommoder notre courtepointe culturelle si réconfortante, mon cher Pierre, c'est pour exhiber fièrement ma québécité et témoigner de ma gratitude à tous ces gens qui, comme toi, m'ont ouvert grand les bras et le coeur. Chaque oiseau, disait mon grand-père, doit chanter les louanges du pays où il a passé la saison chaude. En mon nom personnel et au nom de tous les immigrants qu'on n'entend pas souvent parce qu'ils sont juste bien de vivre ici, je voudrais souhaiter une bonne et heureuse année à Pierre-Jean-Jacques, via mes amis Pierre Gauthier et Pierre Rioux.