Il y a peu de temps, Gaétan Frigon nous faisait remarquer, en entrevue à Argent et l'an dernier dans les pages deLa Presse, que l'achat de Provigo par l'ontarienne Loblaws avait précipité cette belle entreprise bâtie par des Québécois dans un état lamentable. Même si cette entreprise maintient des dirigeants québécois à Montréal, le centre décisionnel s'est déplacé vers Toronto, lui faisant perdre la «proximité» si essentielle dans le secteur de l'alimentation, avec pour conséquence une perte de ses parts de marché. D'ajouter M. Frigon lui-même: «Les décideurs de Toronto ne peuvent pas voir et comprendre comment ça se passe dans le marché québécois.»

Or, pourquoi M. Frigon pense-t-il qu'il en serait bien différent si Astral était acquise par Bell Canada dont 11 des 13 dirigeants résident en Ontario? La proximité serait-elle moins importante en télévision qu'en alimentation? Permettez-nous d'en douter.

Que Jacques Parisien soit appelé à assumer la responsabilité des activités télévision ne nous rassure aucunement qu'il en sera ainsi à jamais. Pratiquement toute entreprise hors Québec ayant acquis un concurrent québécois d'envergure a prêté pareil serment à l'effet de vouloir maintenir une activité décisionnelle à Montréal. La réalité des Provigo, Fido et Alcan démontre toutefois le contraire.

En s'arrêtant aux simples parts de marché de Québecor et de Bell au Québec, M. Frigon néglige de saisir la différence fondamentale entre les chaînes généralistes et les chaînes spécialisées. Les premières vivent uniquement de leurs revenus publicitaires et sont en déclin depuis des années, alors que les deuxièmes bénéficient à la fois de la publicité et des redevances versées par les télédistributeurs, ce qui leur permet de profiter de marges bénéficiaires des plus enviables.

Or, personne ne peut raisonnablement conclure qu'une union Bell-Astral ne dominerait pas outrageusement le marché de la télé spécialisée au Québec, étant propriétaire à la fois de RDS, Canal Vie, Canal D, Historia, Séries+, VRAK TV, Musique Plus et bien d'autres.

Selon les calculs de la firme DeepBlue, Bell-Astral détiendrait pas moins de 67% de toute l'écoute et de 80% des revenus publicitaires de la télévision spécialisée au Canada français. Même en prenant le marché du Canada anglais comme référence, la part de Bell-Astral et de leurs copropriétés s'élèverait à plus de 42%, selon les chiffres publiés par le CRTC ce mois-ci, soit bien au-delà du seuil de propriété de 35% évoqué par M. Frigon, au-delà duquel le CRTC se doit de considérer les impacts concurrentiels.

D'autre part, comme le faisait remarquer Clément Audet, vice-président, Solutions consommateurs pour le Québec de TELUS, la semaine dernière devant le CRTC, il y a une différence fondamentale pour un distributeur entre négocier pour obtenir le contenu «free over-the-air» d'une chaîne généraliste et le contenu d'une entreprise qui possède une multitude de chaînes spécialisées populaires disponibles seulement par abonnement. Comme il le disait: «négocier du contenu "free over the air" avec TVA, c'est assez facile». Outre celles de TELUS, les représentations de Rogers, Cogeco, Eastlink et de dizaines de plus petits câblodistributeurs devant le CRTC relativement aux difficultés de négocier avec Bell des tarifs raisonnables pour ses chaînes viennent d'ailleurs éclairer encore davantage les risques découlant d'une telle union.

C'est d'ailleurs cette crainte de voir Bell exercer un tel pouvoir sur la facture de câblodistribution des usagers qui a poussé pratiquement toutes les grandes organisations de défense des consommateurs à se prononcer contre la transaction.

Chez Vidéotron seulement, c'est environ 72% des redevances pour des chaînes spécialisées francophones qui seraient dorénavant versées à Bell-Astral, si la transaction allait de l'avant. La part équivalente des redevances versées aux chaînes de Québecor n'est de son côté que de 8%.

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L'auteur réagit à l'opinion de Gaétan Frigon intitulée «Une saine compétition», qui a été publiée lundi dernier.