Ce n'est pas parce que je vous chéris que je vous qualifie de «cher». C'est plutôt en pensant à ce que votre passage va me coûter.

J'ignore ce qui vous pousse à pratiquer ce métier. Car c'est bel et bien là un métier, à voir comment vous êtes outillé pour l'exercer et à constater votre habileté à manier vos instruments.

Je n'en reviens tout simplement pas que vous ayez pu, en plein après-midi d'une magnifique journée chaude, où tout le monde était dehors, vous balader avec un pied de biche et défoncer ma porte d'entrée principale, sans que personne s'en rende compte. Vraiment, j'admirerais votre virtuosité si mes semblables et moi n'en faisions si souvent les frais. Et que dire du soin que vous avez pris ensuite à déposer le cadre de la porte ainsi arraché sur le sol de mon boudoir? Quel professionnalisme! Car, chance dans ma malchance, vous n'avez fait montre d'aucun goût pour le vandalisme. Tout ce qui vous intéressait manifestement, c'était de mettre la main sur des objets faciles à revendre. Vous vous êtes donc retenu de vider sauvagement tiroirs et garde-robes.

Votre tournée vous a sans doute permis de constater que je n'avais pas grand-chose que vous pouviez espérer vendre: des vieux appareils démodés, pas d'argent, pas de bijoux, ni équipement de luxe. Vous avez quand même réussi à vous constituer un butin intéressant. Mon téléviseur à écran plat, par exemple, que vous vous êtes empressé de faucher - en prenant soin, j'imagine, de l'emballer au préalable dans le drap que vous avez cueilli dans mon lit. Qu'auriez-vous pu prendre d'autre? Sûrement pas mes livres! Car je doute que vous vous y intéressiez. Mais je fais sans doute montre ici de préjugés déplacés à votre égard. Peut-être la culture vous intéresse-t-elle, après tout, car vous avez aussi fauché les billets de spectacle que j'avais laissés près de mon téléphone.

Depuis, je m'emploie à effacer vos traces. Je ne sais encore combien me coûtera la réparation de ma porte, ni le remplacement de ce que vous m'avez piqué. Cependant, si je réclame à mon assureur, je verrai mes primes augmenter de 40% l'an prochain. Si j'étais vous, je leur réclamerais une quote-part: après tout, grâce à vous, ils empochent des sommes rondelettes à mes dépens, eux aussi!

L'une des conséquences les plus perverses de votre passage chez moi est la méfiance qu'elle me laisse. Méfiance généralisée: envers les voisins, les passants, les institutions. Comprenez que n'ayant pas vu votre visage, je le cherche parmi tous ceux que je croise dans mon quartier.

Il est une autre chose dont je vous tiendrai rigueur plus longtemps: l'insécurité et la peur que vous avez semées chez moi. La peur que vous décidiez de prendre à nouveau ma maison pour cible. L'insécurité de savoir si mes allées et venues sont surveillées, de constater, chaque fois que je reviens, que ma porte ou mes fenêtres ont été forcées. Alors, devrais-je avoir le réflexe de me barricader en espérant être à l'abri? C'est évident, je vais accroître mes précautions, bien que j'en aie toujours pris plusieurs. Je ne veux pas de cette escalade, c'est clair. Je ne veux surtout pas vivre prisonnière derrière des barreaux alors que vous allez et venez à votre guise. Cette idée provoque ma colère, je l'avoue. Je voulais vous en faire part et vous signifier clairement que votre visite est tout, sauf un plaisir.