Ainsi, ce triste épisode qui nous a tenus en haleine, rivés à nos écrans depuis des mois de manière presque obsessive, l'oeil aux aguets et ouvertement voyeurs, est enfin terminé. La page peut-être être tournée? Le verdict de culpabilité affecte-t-il véritablement notre conception juridique des crimes d'honneur commis au Canada ou comporte-t-il avant tout une portée sociale et symbolique? De quelles couleurs s'enveloppe l'ère post-Shafia et comment l'imaginons-nous?

Le verdict de culpabilité aura eu l'effet positif de disqualifier l'idée selon laquelle la violence, la misogynie et l'honneur font partie intégrante de quelque «culture» que ce soit. En ce sens, les procureurs de la Couronne ont rendu, en mettant en preuve le concept de crime d'honneur, un fier service aux Canadiens d'origine afghane et aux membres des minorités qu'on associe, souvent à tort, aux crimes d'honneur.

Cela pourra donner une occasion à tous ceux qui le souhaitent de se dissocier publiquement de ces pratiques, qui avaient jusqu'à maintenant surtout été l'apanage des accusés dans des procès similaires pour établir une défense liée à l'importance de l'honneur dans leur «culture».

Dans l'après-Shafia, tous pourront s'entendre sur le fait qu'il s'agit là d'une idée réductrice, raciste et misogyne. En effet, l'on imagine mal le recours par la défense, en cas de meurtre lié à l'honneur, à la thèse de provocation au sens de l'article 232 du code criminel ou, en cas d'homicide involontaire coupable, à des facteurs atténuants sur la base de la «culture» au niveau de la détermination de la peine (article 718 du code criminel).

S'il faut célébrer cette décision, ne nous y méprenons pas: il ne s'agit pas, comme certains l'ont prétendu, d'un «bon jour pour la justice canadienne». Car au-delà des accusés et du sort individuel que leur réserve le système de justice pénale, il y a les rapports collectifs de l'État envers ses citoyens.

Ces morts aussi tragiques qu'absurdes auraient-elles pu être évitées? Tout semble porter à croire que oui. Ne nous réjouissons donc pas trop vite et prenons l'après-Sharia avec le sérieux qu'il mérite. Ce juste verdict nous rappelle trop bien que ces jeunes femmes ont bel et bien été laissées à elles-mêmes par les autorités canadiennes chargées d'assurer leur sécurité la plus élémentaire, comme tant d'autres femmes victimes de violence.

La Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) et les services policiers ont effectivement reçu de nombreux signes avant-coureurs qui ne démentaient pas: dénonciations, appels à l'aide, marques de ciseau sur les poignets d'une des femmes, séjour dans un centre pour femmes victimes de violence. A-t-on estimé «normal» pour une famille de culture afghane de vivre ce genre de conflits violents? A-t-on pensé que cette violence faisait partie intégrante de l'Autre, cet étranger aux moeurs irrémédiablement barbares? Pouvons-nous faire mieux, en intervenant de manière sensible envers le groupe minoritaire tout en assurant la protection des personnes vulnérables que sont souvent les femmes et les enfants?

Entre la non-intervention aux conséquences peu reluisantes et l'intervention malhabile qui fait fi des rapports sociaux de pouvoir, il y a le gris, cette zone humaine où il convient de naviguer dans l'humilité et le dialogue.

Romain Gary ne disait-il pas que «le gris, il n'y a que ça d'humain» ? L'après-Shafia, c'est aujourd'hui. Ce sera aussi demain. Outillons-nous pour que les différents acteurs sociaux - travailleurs sociaux, enseignants, policiers - soient sur la même page, avant de la tourner dans le prématuré de la rencontre.