Le jugement de la Cour suprême dans l'affaire Insite est un exemple magistral de raisonnement juridique.

On reproche souvent aux juges de fonder leurs décisions sur leurs préférences personnelles. L'attention médiatique soulevée par le récent jugement de la Cour suprême dans l'affaire du site d'injection supervisée Insite de Vancouver pourrait laisser croire que ces critiques ont raison. La Cour n'aurait-elle pas quitté le terrain du droit pour s'aventurer sur le terrain de la politique?

Il n'en est rien. Une analyse de ce jugement révèle plutôt un exemple magistral de raisonnement véritablement juridique. Cela signifie que les juges se basent sur les faits prouvés devant le tribunal et qu'ils appliquent les précédents, c'est-à-dire les jugements que la Cour a rendus dans le passé au sujet des principes de droit pertinents.

Dans son analyse du contexte factuel pertinent, la Cour fait une étude fouillée de l'état actuel des connaissances au sujet de la dépendance aux drogues dures, des risques de mort par surdose et de transmission de maladie associés à l'injection non supervisée et à l'absence de préjudice concret associé aux activités des sites d'injection supervisée, à Vancouver ou ailleurs dans le monde. Elle souligne que la personne dépendante aux drogues ne peut pas être considérée comme entièrement libre de choisir de cesser de consommer.

De cette analyse découlent les propositions juridiques qui conduisent à la décision. La demande est fondée sur l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui prévoit que « chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. » La Cour vérifie donc si le premier élément est présent. Plusieurs de ses décisions antérieures affirment qu'une loi qui restreint l'accès à des soins de santé porte atteinte à l'article 7. Dans le cas d'Insite, le refus du gouvernement fédéral d'exempter Insite des lois sur les drogues empêche les usagers d'avoir accès à des soins qui, dans plusieurs cas, ont sauvé leur vie.

Quant au deuxième élément, la Cour souligne, en se fondant sur la jurisprudence, que la décision de ne pas accorder une exemption à Insite est arbitraire. L'examen des faits démontre que cette décision du gouvernement n'a aucun lien avec les objectifs de la législation sur les drogues, soit la promotion de la santé et de la sécurité publiques. La décision du gouvernement doit donc être annulée.

Il est ironique que dans ce processus, c'est le gouvernement fédéral qui présentait des arguments fondés sur des propositions politiques, morales ou idéologiques, comme l'idée que l'usager des drogues était entièrement responsable de ses propres choix et ne pouvait exiger l'aide de l'État, que l'usage des drogues est en soi immoral ou que les choix politiques en matière de lutte aux drogues seraient en quelque sorte immunisés de la Charte. La Cour a eu raison d'écarter ces arguments pour demeurer sur le chemin proprement juridique tracé par ses décisions antérieures et orienté par le texte même de la Charte.

La portée limitée du jugement de la Cour n'invalide pas la législation sur les drogues, mais ordonne plutôt au gouvernement d'appliquer le pouvoir, explicitement prévu dans la loi, d'accorder des exemptions. La Cour confirme ainsi sa décision de 2003 portant sur l'usage récréatif des drogues: dans ce cas, la loi ne viole pas l'article 7 de la Charte et demeure valide. La capacité du Parlement de déterminer la politique en matière de drogues est donc préservée.

Le jugement illustre à merveille le processus de raisonnement juridique fondé sur les faits, les textes de loi et les précédents.

Elle démontre aussi pourquoi les juges doivent être indépendants : non pas pour faire de la politique à la place du gouvernement, mais pour identifier les cas où l'action arbitraire du gouvernement viole les droits les plus fondamentaux des individus.