La campagne du Bloc québécois est assurément campée: il se présente comme le gardien des «valeurs québécoises» que le Parti conservateur voudrait piétiner. Mais on aperçoit de plus en plus les limites de cette stratégie, comme on le constate avec la tentative des conservateurs de placer en contradiction les valeurs défendues par le Bloc avec celles qu'on retrouve dans les régions, apparemment négligées par les souverainistes.

La thématique des «valeurs québécoises» est relativement récente dans le discours souverainiste. Elle remonte à la deuxième moitié des années 90. Au lendemain du dernier référendum, accusés de pratiquer un nationalisme «ethnique» centré exclusivement ou prioritairement sur la majorité historique française, les souverainistes menèrent le projet d'une «refondation civique» de l'identité québécoise.

Les souverainistes ont cru mener cette entreprise à bien en misant sur un discours centré sur la valorisation de la Charte des droits et la sacralisation de valeurs progressistes comme l'interculturalisme, le féminisme, la social-démocratie, l'approche préventive en matière de criminalité, le pacifisme et, dans certains cas, l'altermondialisme. Il fallait vider l'identité québécoise de son contenu culturel et historique et l'emplir d'un contenu idéologique apparemment plus universaliste.

Mais le discours sur les valeurs québécoises était fondamentalement problématique. Le souverainisme entrait en mutation et devenait la poursuite du progressisme par d'autres moyens en créant les conditions de son éventuelle déroute. Ce discours couvait trois paradoxes qui se sont révélés politiquement depuis une dizaine d'années et que la présente campagne fédérale met particulièrement en lumière.

Premier paradoxe. Ces valeurs étaient moins celles du Québec que celles des élites technocratiques, syndicales, communautaires et intellectuelles qui forment la base militante du modèle québécois. Le discours sur les valeurs québécoises qui se réclame d'une vision «inclusive» de l'identité québécoise entraîne ainsi sa confiscation idéologique par une certaine gauche et l'exclusion symbolique de ceux qui ne communient pas au credo progressiste. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux, même chez les souverainistes, les Québécois ayant souvent une sensibilité plus conservatrice que leurs élites.

Deuxième paradoxe. Les valeurs québécoises sont difficiles à distinguer des valeurs de la gauche canadienne, comme on l'a vu en décembre 2008 quand le Bloc a fait alliance avec le PLC et le NPD dans le projet de coalition. Sans surprise, le PLC en a pris bonne note et cherche maintenant à faire concurrence au Bloc sur le terrain des valeurs québécoises en s'en présentant comme le meilleur gardien. Le discours sur les valeurs québécoises ouvre ainsi le chemin à une intrusion systématique du gouvernement fédéral dans les affaires québécoises, comme l'éducation ou la culture.

Troisième paradoxe. Le discours des valeurs québécoises entraîne une dépolitisation de la question nationale, en occultant le problème plus fondamental du dysfonctionnement constitutionnel canadien. Ce discours en appelle à un gouvernement fédéral plus respectueux des valeurs québécoises plutôt qu'à un gouvernement fédéral ne se mêlant plus des affaires québécoises. En fait, le discours sur les valeurs québécoises neutralise la dimension «constitutionnelle» de la question nationale et semble la réduire à un désaccord moral entre le Québec de «gauche» et le Canada de «droite».

En somme, la déculturation de l'identité québécoise et sa refondation dans le moralisme progressiste ont entraîné sa déréalisation et sa dépolitisation. Mais il faut être clair. Remettre en question le discours sur les valeurs québécoises ne revient pas à soutenir qu'en soi, le nationalisme québécois n'a pas sa place aux Communes en donnant raison à ceux qui souhaiteraient le voir jouer sans réserve sur le terrain du bipartisme pancanadien. Il n'y a aucune raison d'occulter la question du Québec dans cette campagne fédérale. Mais il faut se demander si le souverainisme fédéral n'a pas contribué lui-même à l'occulter, à la dénaturer. On a malheureusement toutes les raisons de le croire.