Rien ne nous agace plus que de nous voir en photo ou sur vidéo. Pourquoi? Parce que l'image que l'on y retrouve ne correspond jamais à celle que l'on croit avoir. Pourtant, c'est bien de nous qu'il s'agit!

Il faut comprendre ici que l'on passe une grande partie de sa vie à se construire un personnage, un personnage auquel nous croyons ensuite si fort que l'on se méprend ensuite sur l'image que l'on dégage.

Nous sommes, pourrions-nous dire, des porteurs de masques! Ce masque, nous le composons et le portons d'abord pour notre sécurité, c'est-à-dire pour nous protéger d'un entourage souvent trop envahissant. C'est ce qui explique qu'il est souriant, car il sait en général bien faire avec les autres. Mais ce masque, nous le construisons aussi pour nous protéger de nous-mêmes. Que nous le voulions ou non, nous savons trop de choses sur notre condition réelle.

Par exemple, qui pourrait accepter l'idée idiote d'aller pourrir six pieds sous terre après avoir trimé toute une vie? De même, qui pourrait accepter l'idée tout aussi idiote d'être aisément remplacé dès notre décès? De telles pensées nous mettraient évidemment en mode panique ou nous rendraient carrément fous! Heureusement, nous n'en sommes jamais là, car l'image améliorée et bien ficelée que nous avons construite de nous-mêmes nous en protège.

Conséquemment, nous avons développé cette drôle de manie: celle de nous dédoubler constamment au point d'avoir ensuite de la difficulté à nous reconnaître. Très tôt dans la vie, nous nous métamorphosons effectivement en un personnage, qui s'appelle Untel ou Unetelle. Et ce ne sera malheureusement qu'ainsi, c'est-à-dire en sacrifiant toute sa vie l'être réel que nous sommes, qu'on pourra réussir à vivre!

Chose certaine, nous ne pouvons aucunement prétendre à la pleine conscience de nous-mêmes: laissons plutôt pareille illusion aux philosophes alambiqués qui croient que l'humain aurait, contrairement à toutes les autres espèces vivantes de la Terre, une conscience d'être supérieure! Comme si, à cause de notre intelligence, nous avions un statut spécial auquel les autres espèces vivantes n'auraient pas droit.

Rappelons-leur qu'un animal aussi simple qu'un lapin, par exemple, sait très bien qu'il est une proie pour l'aigle et qu'il doit vite se cacher. Il a tout comme nous une conscience pragmatique de son être. Mais, tout comme pour nous, cela s'arrête là! Sinon la vie devient invivable! Aussi, les caractéristiques culturelles que l'on dit propres à l'humain comme le langage, l'outil ou le rapport aux autres, n'ont rien à voir avec une conscience d'être supérieur, mais ont plutôt tout à voir avec l'appartenance à l'espèce.

Prenons en exemple le comportement altruiste que l'on associe à de l'amour chez l'humain. Or, il existe exactement de la même façon chez l'animal: il n'est que l'expression de l'égoïsme découlant de l'évolution de la génétique! Car si nous avons des comportements dits altruistes, c'est que nous y sommes obligés pour réussir à mieux atteindre la reproduction inscrite dans nos gènes.

Ce statut spécial de race supérieure que certaines têtes enflées chez les philosophes tentent d'accorder à l'humain n'est nulle autre chose qu'un résidu de croyances religieuses. Il faut dire que notre condition animale leur pue tellement au nez qu'ils cherchent par tous les moyens à se trouver une ascendance plus noble.

Il existe aujourd'hui tout un bric-à-brac ésotérique qui nous aide à nourrir l'imaginaire du personnage que nous avons créé et à nous y perdre encore davantage. Je pense ici aux horoscopes, aux croyances aux extra-terrestres et à tous les faux espoirs de la science moderne. Et cela, c'est sans compter le jeu, les défoulements érotiques, l'usage de psychotropes, le workaolisme et la cyberdépendance, toutes des pratiques folles qui, elles aussi, participent à notre dédoublement et la fabrication du masque souriant que l'on arbore! Bonne Halloween!

Pierre Desjardins

L'auteur est un professeur de philosophie qui habite à Montréal.