L'intouchable

Marie-Sophie L'Heureux

Il y a quelques années, alors que je fréquentais un gym de l'avenue Mont-Royal, je croisais Nelly Arcan tous les jours. Au hasard des vélos stationnaires et des casiers de l'exigu vestiaire des femmes. Son passage journalier dans ce lieu de mise en forme, mais aussi de culte infini du corps - les hommes n'en finissant plus d'y contempler leurs biceps devant les miroirs de la salle de musculation et les femmes n'en finissant plus d'y auto-évaluer leur postérieur dans leur pantalon Lululemon - était réglé comme une horloge grand-père.

Elle y allait souvent en milieu d'après-midi, quand les gens n'étaient pas trop nombreux et que les autres vedettes du Plateau ne s'y trouvaient pas non plus. Chaque fois, je la voyais, elle, la chevelure peroxydée, moulée dans ses vêtements suggestifs, la poitrine opulente, l'ossature pourtant menue, la jambe musclée, le talon vertigineux à l'entrée comme à la sortie, le tatouage au design quelque peu commun et toujours, cet air qui est tout sauf un carton d'invitation à la discussion.

Le monde de Nelly Arcan ne semblait perméable que dans ses livres. Le rythme soutenu de l'ellipse de sa LifeFitnessMachine et cette manie de ne jamais s'agripper à ses poignées, histoire de rendre l'ischio-jambier aussi béton que semble avoir été la vie de ses héroïnes, annonçaient une personne qui ne semblait compter que sur elle-même et qui surtout, ne voulait pas avoir besoin de vous.

Oui, malgré l'auto-dérision, la culture, l'intelligence, la beauté et le succès, le monde de Nelly Arcan semblait dur et déjà tragique.

Je dois l'avouer. Chaque fois que je la croisais, j'étais fascinée. Comme tous les autres, hommes et femmes confondus. Et jamais en l'apercevant une première fois, si je n'avais su qui elle était, je n'aurais cru un seul instant à la profondeur et à la douleur existentielle de cette «bimbo» cultivée à la plume acérée. Profondeur dans laquelle je m'étais plongée en lisant ses romans qui, je l'imaginais, devaient forcément être un préambule à son existence et à ses méandres intérieurs.

Chaque fois que je la voyais, j'étais absorbée par ce paradoxe entre le contenu et son contenant, que, bien ironiquement, je ne faisais que présumer. Ce paradoxe me fascinait mais surtout, me touchait. Il semblait y avoir en Nelly Arcan un désir incommensurable de conquérir le monde doublé d'un désir d'être abandonnée, laissée à elle-même. Qu'on la laisse tranquille, seule, qu'on ne s'occupe pas d'elle. Je n'en sais trop rien.

Je la voyais très souvent passer devant chez moi et tourner le coin Laurier et Hôtel-de-Ville, à vive allure, dans sa rutilante New Beetle. J'aurais aimé lui parler ou l'aborder quand elle déambulait ma rue à pied ou qu'elle se trouvait à deux enjambées de moi dans ce gym suant et symbole ultime de l'apparence physique, dont elle méprisait le pouvoir. Mais elle m'était de toute façon trop intimidante.

Et en y repensant, je doute que ce fût d'ailleurs cette beauté, ces talons hauts ou cette apparente froideur qui m'intimidaient, comme elle se serait peut-être plu à le penser. Je crois davantage que c'était ce petit je-ne-sais-quoi, ce petit secret sur le sens de la vie et de la mort qu'elle semblait déjà détenir et qu'elle cachait sous ses appas factices. Ce quelque chose me disait de ne pas l'approcher, m'invitait à la regarder de loin, sans plus. Intouchable. L'apercevoir et la regarder avec quasi-indifférence. Une indifférence que je feignais un peu, il est vrai. Combien avons-nous été à avoir fait semblant d'être indifférents à la présence Nelly Arcan ? Et combien sommes-nous à être indifférents à la présence de ces gens qu'on ne connaît pas et dont on suppose la nature ? Pas trop, j'espère. Car entre la carcasse et l'âme, Nelly Arcan m'a laissé entendre qu'il y a toujours un univers qui mérite qu'on s'y attarde. Ne serait-ce qu'en souhaitant un bon «workout» à la personne qui en est le maître.

Qu'elle soit libre.

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Risqué, le métier d'écrivain

Dominique Girard


L'auteure est membre de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ).

Le personnage Nelly Arcan était sexy, talentueuse et couronnée de succès. À l'instar de Marylin Monroe qui a posé nue avant de devenir actrice, Nelly Arcan a vendu son corps avant de devenir écrivaine. Et comme Norma Jean, Isabelle Fortier a changé d'identité.

Sylvia Kristel, Brigitte Bardot (et d'autres femmes ayant misé sur leur beauté et la sexualité en début de carrière), ont vécu des dépressions, des problèmes de consommation d'alcool, de drogues ou de médicaments. Romy Schneider a mis fin à ses jours, alors qu'elle avait encore une longue carrière devant elle. Jouer publiquement avec notre identité et notre image n'est pas banal. On peut se perdre.

Le métier d'écrivain est «risqué». Le travail d'écriture requiert une introspection qui, par sa nature, isole l'auteur durant des périodes plus ou moins longues. L'écrivain travaille seul, plongé dans ses réflexions, ses questionnements, et parfois ses tourments. Il est souvent son pire critique, et parfois son pire ennemi. Inatteignable, fragile et fort, tel un funambule entre ciel et terre.

Dans le milieu littéraire, des prédateurs entretiennent et exploitent l'image de l'artiste tourmenté. Comme le remarque Nancy Huston dans son essai « Professeur de désespoir », une partie du milieu cultive et valorise la douleur de vivre moderne, occultant les drames individuels au profit de l'art avec un grand « A ». Pour les créateurs le réveil peut être brutal, voire fatal.

Lorsque la vie privée de l'écrivain côtoie si intimement son oeuvre, comment tracer une frontière? Nelly Arcan - ou Isabelle Fortier? - aura fait un choix. Nous ne pouvons que le respecter.

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Un peu de Nelly en chacun de nous


Jeanne Cuadros

L'auteure est professeure à Montréal.


La nouvelle est si triste que je la pleure et la repleure. Je ne connaissais pas Nelly Arcan et je n'ai lu aucun de ses livres. Elle me touchait tant que la voir en entrevue suffisait à me faire passer de la fascination à la gêne, du malaise à l'empathie profonde.

Je sentais à la fois toute son intelligence et son désespoir, toutes ses contradictions entre la lucidité face à son rapport au corps-sexe et aux ravages que cette utilisation du corps en sexe pouvaient faire. On admire qu'elle ait dit que nous étions, les occidentales, dans une burqua de chair. Je trouve que c'est brillant mais aussi éclairant sur l'écrivaine. La burqua est utilisée pour empêcher les femmes d'être érotiques face à des hommes qui ne « peuvent » réprimer leurs instincts envers elles.

La burqua de chair de Nelly Arcan, c'est la même grande prison mais de façon opposée : c'est s'obliger à érotiser son corps pour être appréciée et acceptée. C'est s'obliger à être la pour décorer, sans quoi, on n'a pas l'air suffisamment intéressante... sans quoi, on risque d'être oubliée, comme sur le quai d'une gare. La souffrance devait être atroce. Ses carences affectives insoutenables.

Il est possible que cet acte stupide et irrémédiable qu'elle a choisi de répéter, jusqu'à la mort, c'était tout ce qu'elle avait trouvé pour stopper sa douleur. Et c'est sur cela que je pleure. Je la comprends pourtant de s'être sentie impuissante.

Comme elle, je suis jolie et comme toutes les jolies filles à 37 ans, je suis sur le déclin et c'est comme un glas qui sonne. Peut-être comme elle je désespère de trouve l'amour et qu'on puisse m'aimer. Comme elle, j'oscille entre la honte de certains aspects de mon physique et la revendication de ma liberté d'être authentique et intelligente sans avoir besoin d'user d'artifices.

Vivre est difficile, je n'ai pas rencontré l'amour depuis des lustres et la perspective de fonder une famille s'étiole de mois en mois. Je vis une profonde tristesse qui parfois m'aspire de l'intérieur et semble m'anéantir.

Les femmes de mon âge n'ont pas la vie rose, et si vous ajoutez à cela un problème de santé mentale ou physique.... Dans nos villes de grandes solitudes, je pleure la tristesse de nos femmes brillantes, engagées, séduisantes et en bonne santé, qui se suppriment, parce que quelque part, personne, même pas elle-même, n'a trouvé le moyen de les arrimer à la vie. Nous ne sommes peut être pas responsables de leur départ ni de leur choix, mais nous nous devons d'être davantage concernés par les malheureux de notre communauté. Et nous nous devons de les aider encore davantage.

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Isabelle et l'homme qui voulait périr

David Hughes, Montréal


J'étudiais la philosophie, elle la littérature. Nous nous sommes rencontrés grâce à une amie commune. Je me souviens de ses yeux bleus qui contrastaient avec sa chevelure noire, longue et bouclée. C'était la Isabelle d'avant Nelly. Son esprit vif m'avait autant séduit que ses courbes naturellement voluptueuses. C'était la Isabelle d'avant le bistouri. Cet été là, j'ai eu le très grand privilège d'entretenir avec elle une liaison intime.

Nous pouvions passer de longs moments à débattre de métaphysique. Ses objections étaient solides, ses arguments dévastateurs. Car Isabelle n'étaient pas qu'une femme de lettres, c'était aussi une femme de philosophie. Un jour, elle voulut connaître mon opinion sur un travail d'université qu'elle avait écrit sur Nietzsche et Lautréamont intitulé : L'homme qui veut périr. Elle y faisant un brillant rapprochement entre le philosophe et son poète préféré sur le thème de la mort. Le matin de l'annonce tragique de son décès, je sors de mes boîtes le manuscrit que j'ai conservé et le relis tristement.

Isabelle éprouvait une véritable fascination pour le personnage principal des Chants de Maldoror de Lautréamont. Maldoror méprise et déteste Dieu ainsi que sa création, l'humanité, qu'il qualifie de vermine. Sa révolte est telle qu'il tente de surpasser Dieu dans sa terrible cruauté. Mais la haine de Maldoror se retourne ensuite contre lui-même : «Maldoror détruit le monde et, dans la continuité de son geste, va au-devant de sa mort. Dégoûté, il cherche à mourir, ne pouvant supporter d'avoir pour dieu une telle vilenie, une telle bassesse, dépourvue de grandeur morale et de pureté; faute de ne pouvoir aspirer à la plénitude d'un au-delà, il préfère périr, activement, dans la révolte la plus totale» (extrait du texte d'Isabelle).

Loin de moi l'intention d'interpréter naïvement le geste d'Isabelle à la lumière de ces écrits. Cette énigme restera à jamais impénétrable. Cependant, cette fascination pour Maldoror apporte peut-être quelques fragments de réponses. Contrairement au personnage de la mère dans Putain, la 'larve' tant méprisée qui se laisse passivement mourir, Maldoror est puissance affirmative jusque dans la volonté de mort. Comme quoi s'enlever la vie peut être le lieu d'une dernière affirmation.