J'ai voulu être seul cette nuit-là pour me rapprocher d'Obama. J'avais l'impression que, malgré cette foule innombrable qui l'entourait, il était déjà dans la solitude glaciale du pouvoir. Je lisais son bref essai (De la race en Amérique, Grasset, 2008) qui est en fait le fameux discours de Philadelphie. Du coin de l'oeil je l'observais sur le petit écran. J'avais baissé le son, car les mots ne me semblaient plus nécessaires. Sur son visage défilait cette histoire qui courait, depuis l'enfance, dans mes veines.

La traite négrière

Dès 1503 et ce, pendant plus de trois siècles, la traite négrière vida l'Afrique de ses guerriers pour en faire des esclaves en Amérique. Les Indiens mouraient en grand nombre, épuisés par les durs travaux que les colons européens leur imposaient. On fit venir les Noirs capables, paraît-il, de soutenir une telle cadence sous ce climat intolérable où le froid le plus vif alterne avec la plus étouffante chaleur.

 

Mais l'Amérique n'imaginait pas qu'en s'enrichissant ainsi de l'énergie d'une race entière, elle allait créer un problème auquel elle ne pourra jamais échapper: le racisme. Quand le racisme se mélange au calvinisme, quand la mauvaise foi se mélange à la mauvaise conscience, cela fait un cocktail explosif. La première explosion arriva avec la Guerre civile de 1861 où le Nord attaqua le Sud. Et où se distingua Abraham Lincoln, celui qui affronta les siens pour libérer l'esclave.

Les esclaves émigrèrent massivement au Nord pour devenir ouvriers. Ce qui n'était pas forcément mieux. Vivant près des usines, ils commençaient à travailler avant l'aube pour finir presque dans la nuit. Ils se consolèrent, au fil du temps, en écoutant la musique triste de Bessie Smith, ensoleillée de Duke Ellington, tragique de Charlie Parker, et plus tard torturée de Miles Davis.

Dans le sud des États-Unis, la ségrégation régnait encore. Les Noirs n'avaient pas le droit de respirer le même air que les Blancs. Toute la vie était séparée par un mur invisible. Le Ku Klux Klan semait la terreur. C'est ainsi qu'un jour de décembre 1955 une jeune femme, du nom de Rosa Parks, s'assit dans un bus à moitié vide dans la section réservée aux Blancs. Le chauffeur lui intima l'ordre de libérer le siège. Elle refusa calmement. Ce geste accéléra la longue bataille des droits civiques qui culmina avec le discours du pasteur Martin Luther King, «I have a dream». Ce discours eut le mérite de donner à l'espoir les ailes du rêve.

Le cortège d'ombres

C'est toute l'Amérique qui s'est mise en branle depuis la fin des années 50. Les émeutes sanglantes de Watts, le poing ganté de noir que Tommie Smith brandit aux Jeux olympiques de Mexico, la bataille pour la déségrégation des écoles où on a vu des enfants noirs se faire accompagner par la garde nationale pour pouvoir entrer dans leur nouvelle école, l'assassinat de Malcolm X suivi de celui de Martin Luther King. Et sur leurs cendres un jeune tigre bondissant: Mohamed Ali.

On vit de notables changements à partir des années 70. Hollywood commença à bouger. De plus en plus de comédiens noirs à la télé. Le sport, la musique. Mais dans la vie quotidienne, rien n'a changé. Les Noirs vivent toujours dans les quartiers les plus pauvres où sévissent la violence et la drogue. Et continuent à remplir les prisons et les hôpitaux.

Dans un tel contexte économique et social, le rêve de Martin Luther King semblait au plus bas quand, contre toute attente, apparut ce long et frêle jeune homme de l'État de l'Illinois. Il porte souvent une chemise blanche, ouvre grand ses bras en parlant. Son sourire est tour à tour chaleureux et carnassier. Et toute l'Amérique semble voir en lui celui qui la sortira du désert. Il a mené cette campagne électorale avec tant d'aisance qu'on le sent capable de porter pareille charge. Barack Obama, c'est bien son nom, est devenu le 44e président des États-Unis. Sera-t-il l'aboutissement de cette longue nuit sanglante de l'histoire des Noirs en Amérique? Ou une simple étape? En le voyant entrer à la Maison-Blanche, le 20 janvier prochain, on pourra paraphraser Malraux: «Entre ici Barack Obama avec ton terrible cortège.»

M. Laferrière est écrivain