Lorsque j’ai lu que le gouvernement de François Legault avait bloqué une motion déposée à l’Assemblée nationale visant non pas à interdire, mais tout simplement à encadrer l’utilisation du cellulaire en classe⁠1, j’ai failli tomber à la renverse tellement j’étais découragé et en colère devant autant d’insouciance ou d’inconscience.

Comment un gouvernement et son ministre de l’Éducation Bernard Drainville peuvent-ils être aussi déconnectés de la réalité ? Comment peuvent-ils être aussi ignorants des nombreuses études, essais, témoignages qui démontrent les impacts négatifs qu’ont les téléphones cellulaires et le monde des écrans en général sur le développement cognitif, psychologique, social et bien sûr physique des enfants, adolescents et jeunes adultes qui en font un usage compulsif comme c’est malheureusement trop souvent le cas dans notre société ?

Sous la plume de Marie-Ève Fournier, La Presse a publié le 28 mai un dossier au titre évocateur : « Qu’est-ce qui cloche avec nos enfants ?⁠2 » Le portrait que la journaliste y dresse du monde de l’éducation est alarmant et vient surtout corroborer ce que d’autres ont dit, écrit, expliqué en long et en large dans différents ouvrages, articles de revues ou de journaux au sujet de la présence pernicieuse et même délétère des écrans non pas seulement en classe, mais dans la vie de tous les jours de ces jeunes élèves.

Je pense, pour ne donner que quelques exemples, à l’ouvrage remarquable de l’anthropologue Sherry Turkle intitulé Les yeux dans les yeux ; à celui de la psychologue Jean M. Twenge qui a pour titre Génération internet ; à la somme de Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital.

Voilà quelques jours, le directeur de la Santé publique des États-Unis, dans un rapport de 19 pages, tirait lui aussi la sonnette d’alarme à propos des impacts négatifs du numérique et en particulier des réseaux sociaux sur la santé mentale et physique des jeunes Américains. Et tout cela sans compter les nombreuses études universitaires qui ont démontré les effets pernicieux des écrans et des cellulaires en classe sur l’attention, la rétention de l’information et les résultats scolaires des élèves.

Le constat général qui se dégage de ces études est troublant : le monde des écrans fait écran aux rapports humains, à la véritable communication, à la création d’authentiques liens sociaux et au développement de l’empathie et de la maturité chez ces jeunes.

La surexposition aux écrans et l’omniprésence dans les réseaux « sociaux » engendre de l’anxiété, des sentiments dépressifs, augmente l’impulsivité, isole les individus, les fragilise grandement et diminue leur faculté d’attention. La surutilisation des écrans nuit aussi de manière notable à la qualité du sommeil et à la santé physique des jeunes.

Tout cela est documenté depuis des années. Déjà en 1995, Jean M. Twenge écrivait dans l’ouvrage précité que « la montée soudaine et abrupte des symptômes dépressifs s’est produite quasiment au moment où les téléphones intelligents sont devenus omniprésents – soit au tournant des années 2011-2012 – et où les interactions ont chuté ». Ailleurs, elle ajoutait que « la iGen – la génération née à partir de 1995 – est au bord de la crise de santé mentale la plus grave observée chez les jeunes depuis des décennies »⁠3.

Les professeurs unanimes

Mais toutes ces données et ces études, le ministre ne semble pas vouloir les consulter avant de prendre ses décisions. Il préfère opiner, s’en remettre à son « feeling », son humeur du moment, ses goûts personnels, son « ressenti » évidemment pas très scientifique. Un récent sondage mené par la Fédération des syndicats de l’enseignement révélait que 92 % des 7000 enseignants sondés seraient en faveur d’une interdiction du cellulaire en classe, sauf dans le cas de certains projets éducatifs. Cette quasi-unanimité n’a pourtant pas empêché le gouvernement Legault et son ministre de l’Éducation, lui qui se vantait cette semaine d’aller sur le terrain et d’être à l’écoute des acteurs du réseau de l’éducation, de repousser du revers de la main cette volonté exprimée par ceux et celles qui ont à composer jour après jour avec les effets pervers de ces appareils numériques en classe.

D’ailleurs, discuter de la présence ou non du cellulaire en classe, c’est malheureusement se concentrer sur l’arbre qui cache la forêt.

Le problème du numérique et du monde des écrans dépasse largement ce qui se joue en classe, car lorsque les jeunes franchissent les portes de l’école, ils ont depuis longtemps été laminés, formatés et même « zombifiés » par tout un monde d’applications que contrôlent les Seigneurs du numérique.

Il faut l’admettre : l’omniprésence des écrans est devenue un réel problème de santé publique dans notre société et requiert sans tarder une réflexion globale qui devrait déboucher sur une véritable politique d’hygiène numérique.

Il y a quelques jours, d’éminents chercheurs ont émis une mise en garde contre la « menace existentielle » que pouvait faire planer le développement incontrôlé de l’intelligence artificielle. Certains évoquaient même un « risque d’extinction pour l’humanité⁠3 », rien de moins !

Pourquoi n’entendons-nous pas un pareil signal d’urgence au sujet du sort inhumain que le numérique et le monde des écrans sont en train de préparer à tous ces jeunes qui servent de cobayes dans ce domaine ? Après tout, c’est quand même eux qui feront en sorte que l’humanité puisse avoir ou non un avenir…

1. Lisez l’article : « Une motion visant à encadrer l’utilisation du cellulaire en classe rejetée » 2. Lisez le dossier de Marie-Ève Fournier

3. Jean M. Twenge, Génération internet, Édition Mardaga, 2018, p. 134.

4. Lisez l’article de La Presse : « L’IA constitue un “risque d’extinction pour l’humanité” » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion