Ils nous coûtent plus de 5 milliards de dollars par année collectivement, plus de 400 000 $ chacun. Ils sont parmi les mieux rémunérés au Canada. Ils ont généralement choisi leur spécialité, leur lieu de travail, leur horaire. Ils font beaucoup d’argent, ont beaucoup de latitude, sont puissants et reconnus. Pourtant, pour beaucoup de patients, pour ne pas dire la majorité, ils sont invisibles.

Si vous avez tenté de prendre rendez-vous avec l’un d’entre eux dernièrement, vous savez que l’attente peut être longue. C’est pire encore aux urgences où vous risquez de moisir sur une civière pendant de longues heures, parfois des jours, parce qu’aucun spécialiste n’est disponible.

Dans la vaste et ambitieuse réforme du système de santé en pleine perdition que le gouvernement veut entreprendre, l’une des pièces maîtresses sera d’améliorer la gestion de la médecine spécialisée. Par exemple, de forcer nos médecins à se déployer en région et à être disponibles le soir et la fin de semaine. Ce sont des exigences qui semblent minimes et raisonnables en contrepartie de tous les avantages octroyés à nos spécialistes. Il y aura pourtant, n’en doutez pas, une levée de boucliers de leur part, ou du moins de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ).

Les frais d’exploitation de leur cabinet en constante augmentation, la bureaucratie excessive de notre système de santé, les conséquences de la pénurie de main-d’œuvre sur la pratique des médecins spécialistes et sur l’accès aux salles d’opération, seront peut-être évoqués par la FMSQ pour justifier l’immobilisme. Tout comme l’entente qui vient d’être signée par ce même gouvernement il y a tout juste quatre ans.

Mais ce que la FMSQ oubliera de dire, c’est que les médecins spécialistes font eux-mêmes souvent partie du problème.

Par exemple, l’indisponibilité des médecins spécialistes le soir et les fins de semaine se traduit en dépenses inutiles. Pensons aux lits occupés aux urgences par les patients en attente d’un spécialiste mobilisant du personnel qui pourrait être affecté ailleurs, comme ces fameuses infirmières indispensables aux blocs opératoires. Un autre phénomène bien connu qui met du sable dans l’engrenage : le laxisme de plusieurs médecins à communiquer efficacement avec leurs patients.

La menace

La résistance au changement des spécialistes, maintes fois avérée depuis des décennies, s’appuiera aussi sur ce réflexe corporatiste atavique de ne jamais rien céder, de conserver les acquis coûte que coûte et de remettre la responsabilité sur le dos de chacun et son père. Mais le pire sera d’entendre certains évoquer la fuite des cerveaux à l’étranger. Car la menace n’est jamais loin et maintes fois formulée par le monde médical d’aller chercher ailleurs son bonheur si le Québec n’est pas une terre assez accueillante, cet ailleurs (habituellement les États-Unis) où, diront-ils, ils pourront opérer à leur guise et faire des montagnes de fric.

Ce qu’on aimerait répondre dans ces cas-là, c’est que s’ils peuvent rêver à cet ailleurs, c’est parce qu’ils viennent d’ici, du Québec, où il en coûte moins de 3000 $ par année pour étudier en médecine, soit la somme la plus dérisoire en Amérique du Nord.

Or, la plupart d’entre eux n’auraient jamais pu se permettre pareilles études sans la contribution collective des Québécois à leur formation. Cette somme est par exemple de 10 ou 20 fois supérieure et même souvent davantage dans les universités américaines.

Ce qui m’amène à faire cette suggestion au ministre Christian Dubé pour s’assurer que sa réforme ne subisse pas le même sort que toutes celles qui ont été tentées depuis 50 ans, c’est-à-dire qu’elle ne se retrouve pas au cimetière des bonnes intentions paralysées par l’immobilisme corporatiste et syndical, une richesse naturelle que nous aimerions voir moins abondante en terre québécoise. Il pourrait recycler cette idée maladroitement formulée l’an dernier de communiquer aux patients de la Régie de l’assurance maladie du Québec le coût des soins reçus pour une opération ou pour des soins de santé. Mais il devrait adresser cette communication aux médecins eux-mêmes à qui il rappellera le coût collectif de leur formation. Un aide-mémoire qui les aidera peut-être à faire pression sur leurs associations professionnelles pour qu’elles collaborent à la réussite d’un projet vital pour l’avenir du Québec.

Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le ministre devrait aller plus loin. Faire en sorte que cet investissement collectif des Québécois dans la formation de ses médecins s’accompagne de certaines obligations. Comme d’aller travailler là où on a besoin d’eux au moins pendant un certain nombre d’années. Cette formation presque gratuite qui est un gage de réussite professionnelle et financière devrait aussi s’accompagner d’un contrat qui définirait mieux les objectifs de service public auxquels le médecin doit s’astreindre, aussi bien que le cadre financier l’accompagnant.

Ainsi au nom de quel principe un jeune médecin peut-il encore en 2023 quitter le territoire du Québec aussitôt sa formation terminée sans devoir contribuer au système de santé québécois ou, à tout le moins, rembourser le coût de cette formation ? C’est d’ailleurs un problème qu’avait soulevé François Legault en 2012 s’indignant que de jeunes diplômés en médecine puissent quitter le Québec avec leur diplôme encore chaud dans la poche⁠1.

Un rééquilibrage des devoirs et responsabilités de chacun est essentiel pour remettre sur pied le réseau de santé québécois en piteux état. C’est à ce prix que la réforme du ministre Dubé réussira. Et l’un des messages forts qu’elle devrait colporter, c’est que les Québécois investissent beaucoup en santé, en commençant par l’éducation des professionnels qui y œuvrent. Il serait temps que ceux-ci, les médecins en premier lieu, en prennent bonne note et surtout, soient redevables et tributaires de cet investissement. Autrement dit, chers médecins, rappelez-vous que sans vos patients, sans ces contribuables qui ont payé vos études universitaires à grands frais, vous ne seriez pas là où vous êtes…

1. Lisez l’article du Devoir : « Les médecins qui quittent le Québec doivent rembourser l’État, dit Legault » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion