Il y a 50 ans, j’étais jeune adulte et je prenais conscience des tabous qui entouraient la santé mentale, par le biais des non-dits, des lourds silences, de la gêne qui affligeaient l’existence de personnes qui avaient reçu des soins, de leur propre gré ou contre leur volonté.

Je savais que le suicide existait, dans notre pays et au sein de notre culture, comme il existe encore et existait en des temps reculés à travers le monde⁠1, mais j’avais appris peu de choses sur le sujet, hormis qu’il était objet de réprobation par la religion. Nous n’en parlions pas ou très peu, internet n’existait pas, nous en prenions connaissance par le biais de la télévision et des journaux qui, à l’occasion, diffusaient la nouvelle de la mort par suicide d’un écrivain ou d’un artiste connu.

La détresse qui pouvait mener à l’agir suicidaire était le plus souvent cachée, dissimulée par les personnes souffrantes et leurs proches, dans un puits de silence ou un brouillard de déni lorsqu’elle était révélée. Encore aujourd’hui, malgré notre volonté de faire évoluer notre société en ce qui concerne la santé mentale, la détresse suicidaire n’est pas facile à détecter, encore moins à confier, malgré la souffrance extrême qu’elle génère.

Si vous questionnez votre entourage, vous trouverez peut-être quelques personnes qui ont connu des victimes ou des endeuillés par suicide, mais le sujet rend mal à l’aise, encore plus quand il nous concerne intimement.

Les représentations négatives véhiculées pendant des siècles à propos de ce que l’on appelait, à une certaine époque, les dérèglements de l’esprit ont généré une stigmatisation ancrée dans nos attitudes et comportements, puis transmise au cœur des familles, de nos institutions scolaires et de soins de santé. Confier sa détresse, parler de ses états émotionnels, de sa santé mentale ou psychologique génère encore très souvent de la crainte, des sentiments de honte ou de culpabilité. Cela peut même s’accompagner, pour certains d’entre nous, du risque de s’aliéner sa propre famille, d’être mis à l’écart ou déshonorés.

Malgré les progrès réalisés pour nous sensibiliser à cette forme de souffrance, son expression est encore étouffée par les préjugés et les idées préconçues qui empêchent d’en parler avec confiance et en toute sécurité. Les témoignages tragiques de jeunes adultes et de proches qui ont été publiés sur les réseaux sociaux et dans les médias au cours des dernières années et tout récemment en font foi.

Pour que la souffrance ne devienne pas chronique

Ces témoignages révèlent l’immense effort que nous devons encore faire pour considérer la santé de l’esprit dans toute sa complexité, en tenant compte de ses composantes émotionnelle, affective, relationnelle, culturelle, morale et spirituelle qui font toute sa richesse. Dans notre société très médicalisée, nous en parlons le plus souvent sous l’angle de symptômes de telle ou telle maladie, et moins comme une dimension essentielle de notre santé dans sa globalité. Pourtant, la souffrance émotionnelle et la détresse psychologique ne sont pas toujours les symptômes d’une maladie psychiatrique, elles n’en sont pas non plus synonymes. Elles peuvent représenter l’expression de sentiments d’impasse, de désespérance ou de découragement intense qui méritent que l’on s’y attarde afin d’éviter que la souffrance ne devienne chronique et ne fasse davantage de dommages à notre santé.

Dans les sociétés qui carburent à la performance et à la productivité, on peut oublier ou préférer négliger que divers facteurs dits bio-psycho-sociaux participent au maintien de notre équilibre et de notre santé globale.

Les habitudes, les contextes socio-économiques, les évènements de vie, les épreuves, l’adversité sous différentes formes marquent notre parcours et notre histoire personnelle. Chacun de ces éléments a sa place sur l’échiquier de notre santé ou de notre souffrance.

La détresse, suicidaire ou non, est un signal d’alarme qui nécessite d’être entendu, accueilli et validé, sans jugement préconçu. Elle cesse d’être invisible ou étouffée lorsqu’elle a accès à un espace pour se dire sans honte et sans peur. Mon rêve rejoint celui de nombreux jeunes que j’ai rencontrés : des environnements de soins qui prônent le bien-être et la santé globale, des espaces de guérison et de réparation dans lesquels se déploient des approches holistiques intégrées autour du principe d’une commune humanité. Des lieux où l’on parle d’apaisement et de sens tout autant que de traitement.

Les jeunes en rêvent, les adultes en détresse aussi. Prévenir le suicide, faire la promotion de la santé mentale, combattre les préjugés, c’est dénoncer l’inertie et en finir avec la vision dichotomique corps-esprit qui perpétue la stigmatisation et la hiérarchisation arbitraire de nos services de santé. C’est permettre aux psychologues de répondre aux besoins de la population et d’enrichir les équipes de leur savoir-faire et savoir-être. C’est reconnaître l’expertise de la personne qui sollicite notre aide, et celle de ses proches. C’est accepter de voir dans la détresse de l’autre ma propre humanité.

1. Culture et mort volontaire : le suicide à travers les pays et les âges, Éric Volant (2006), Éditions Liber

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