À Saint-Pétersbourg pour quelques jours, l’auteur rapporte les critiques de « l’opposition patriotique », des avis qui diffèrent passablement du discours officiel du Kremlin.

(Saint-Pétersbourg, Russie) Des rapports quotidiens sur la guerre laissent place dans les médias russes à des discussions portant sur les perspectives militaires et politiques. Contenant des avis qui se distancient considérablement du discours officiel du gouvernement, elles méritent d’être mieux connues, car elles influencent l’opinion publique et, peut-être, les décisions du Kremlin.

Ainsi, Daniil Kotsubinsky, du quotidien en ligne Fontanka.ru, s’oppose à « la guerre jusqu’à la victoire ». « L’expérience historique montre que seul un compromis peut conduire à une réconciliation ; sinon, on continue de jouer à la roulette russe, avec une charge qui est nucléaire. » Sergueï Peresleguine, du même quotidien, jette la lumière sur l’intelligentsia technique dont l’humeur, à la différence des milieux artistiques plutôt déprimés, serait à la hausse. Les politiques de substitution des importations permettent aux ingénieurs d’utiliser leurs talents longtemps frustrés. « Pendant des années, ils ont attendu une occasion de travailler, plutôt que de s’entendre dire qu’il est plus simple d’acheter chez Siemens. »

Les sanctions occidentales, tout en annulant cette option « simple », affaiblissent le pouvoir de la bourgeoisie compradore. Autrefois influent, Anatoli Tchoubaïs, l’architecte de la privatisation des entreprises publiques dans les années 1990, a été cité cette semaine comme ayant plaidé à l’époque pour la fermeture d’Ouralvagonzavod, important fabricant d’armes et de matériel roulant du pays. « Nous pouvons toujours acheter des chars et des wagons à l’étranger », a-t-il alors dit. Tchoubaïs a émigré avec sa famille peu après le début de la guerre en Ukraine. Il y a quelques jours, afin de souligner l’importance des industries militaires, Poutine a célébré le 80e anniversaire de la percée du siège de Leningrad en visitant une usine de défense qui fonctionne actuellement 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Cette usine réparait les chars d’assaut tout au long du siège qui a duré 900 jours.

Dans ce contexte, la vente d’hydrocarbures et de métaux à l’Occident provoque des controverses. Peresleguine soutient qu’ils ne devraient être vendus qu’en échange de matériaux stratégiques tels que des puces électroniques et des moteurs.

D’autres, comme Sergueï Mikheïev, actif à la télévision et dans la blogosphère, considèrent ces ventes comme incompréhensibles puisque ces métaux et ce pétrole sont utilisés « pour produire des chars et les alimenter en carburant afin de combattre notre armée ».

Il critique aussi des lacunes de la stratégie militaire russe, dont l’approvisionnement continu des forces ukrainiennes en armes et munitions occidentales que les forces russes « ne peuvent ou ne veulent pas » interrompre. Si les raisons sont militaires, c’est-à-dire l’impossibilité de surmonter les défenses aériennes de l’Ukraine, il y voit l’incompétence des forces russes. « Si nous ne pouvons pas surmonter les défenses de l’Ukraine, comment pourrions-nous jamais faire face à celles des pays de l’OTAN ? » Si les raisons sont politiques, elles sont, pour lui, immorales. « Il ne peut y avoir aucune justification pour permettre un flux continu d’armes occidentales qui tuent nos soldats et nos officiers, en particulier dans le contexte d’une mobilisation qui arrache des hommes à la vie normale. » Il ajoute qu’il pose ces questions depuis des mois, toujours sans réponse.

Sergueï Markov est un ancien parlementaire russe qui faisait partie de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Il a passé du temps au National Democratic Institute à Washington et a été proche du président Poutine. Markov estime que la Russie a fait plusieurs pas vers la défaite. « Je considère que les résultats de cette année sont catastrophiques. […] Si nous subissons une défaite dans le conflit avec l’Ukraine, la guerre peut déborder sur le territoire de la Russie, le pays peut être occupé et démembré, ce qui entraînera la perte du statut d’État. »

Confiance naïve

Les erreurs commises seraient à la fois militaires et politiques. Markov déplore la confiance naïve du Kremlin dans les accords de Minsk. Ces documents, comme le reconnaissent aujourd’hui leurs cosignataires Angela Merkel et François Hollande, n’ont jamais eu pour but d’apporter la paix au Donbass, mais plutôt de donner un répit aux forces ukrainiennes et de les réarmer afin de réintégrer le Donbass par la force. En interne non plus, dit Markov dans une entrevue, la structure du pouvoir n’est pas fiable. « Si les élites n’ont pas fui du côté de l’ennemi, cela ne signifie pas qu’elles sont consolidées pour mener cette guerre. Certes, elles ne se livrent pas au sabotage, mais beaucoup d’entre elles pensent que ce n’est pas leur guerre », ajoute Markov.

Le philosophe conservateur Alexandre Douguine résume la situation actuelle en des termes dramatiques : « C’est comme si une personne endormie se battait contre les loups. Ils la mordent, mais elle ne sait toujours pas si elle rêve ou si les loups sont réels. Ce demi-sommeil dans lequel se trouvent notre société et notre État fait une impression monstrueuse. »

Ces critiques venant de ce qu’on pourrait appeler « l’opposition patriotique » constituent un aspect éclairant de la société russe aux prises avec la guerre en Ukraine.

* M. Rabkin est l’auteur de Judaïsme, islam et modernités (mars 2022, Éditions I)

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