Le soir du 18 juin 2002, des ambulanciers ont été appelés à répondre à une urgence. Un homme était victime d’un arrêt cardiaque et devait être transporté rapidement à l’hôpital. L’homme, qui habitait à 300 mètres de l’hôpital de Shawinigan, avait besoin de manœuvres de réanimation.

Or, arrivés aux urgences, les secouristes se sont butés à des portes closes, faute de médecin disponible. Les ambulanciers ont alors rebroussé chemin et se sont dirigés vers l’hôpital de Trois-Rivières, situé à 43 km de là. Lors du transport, une demi-heure plus tard, l’homme est décédé.

Les médias ont rapporté la tragédie et la nouvelle a vite fait le tour du Québec. La famille endeuillée a par la suite intenté une poursuite de 1,2 million de dollars contre le médecin et l’hôpital de Shawinigan.

En réaction à la grogne, le ministre de la Santé de l’époque s’était alors donné le pouvoir d’affecter les médecins omnipraticiens par voie d’huissiers aux urgences qui avaient un manque d’effectifs. La décision du ministre avait créé un tollé au sein du corps médical, beaucoup y voyant un abus de pouvoir.

Loi 142

À la suite de cet évènement, le ministre de la Santé allait imposer la loi 142. Cette loi permettait de faire respecter les plans d’effectifs de chaque région et de s’assurer que les médecins de famille soient dirigés vers les hôpitaux grâce à ce qu’on appelle les activités médicales particulières (AMP).

Vingt ans plus tard, les AMP font toujours partie du jargon médical. Les AMP sont une obligation pour le médecin de famille d’effectuer un minimum de 12 heures de pratique dans certains secteurs comme les urgences d’un hôpital, la prise en charge et le suivi de patients vulnérables, les soins de courte durée, l’obstétrique en établissement, et les soins en CHSLD et en centre de réadaptation. Les fins observateurs auront noté que trois des quatre premiers secteurs sont à l’hôpital.

Or, si au départ les AMP étaient imposées à tous les médecins omnipraticiens, le ministre de la Santé allait par la suite instaurer une clause de disparité pour les nouveaux médecins de famille ayant moins de 15 années de pratique. Ceux-ci sont les seuls à devoir contribuer aux AMP.

Des effets secondaires

Nous avons payé très cher collectivement cette décision du ministre de la Santé d’imposer des AMP aux nouveaux médecins de famille. Maintenant, de nombreux médecins préfèrent travailler dans un environnement comme l’hôpital où on a rapidement accès aux plateaux techniques, aux services de laboratoire, à la radiographie et aux divers spécialistes pour consultation. Et avec les AMP, certains en sont venus à ne donner que 25 % de leur temps en clinique pour la prise en charge et le suivi des patients.

Pourtant, c’est un secret de Polichinelle que les systèmes de santé fortement orientés vers la première ligne sont plus efficaces et coûtent moins cher.

Les soins de première ligne sont le premier contact des citoyens, des familles, de la communauté avec le système de santé. L’objectif est d’offrir les soins de santé près d’où les gens vivent et travaillent. Ainsi, on veut créer un lien privilégié entre le patient et le clinicien, offrir des services de santé selon les besoins, faire de la prévention et orienter les patients vers des niveaux plus spécialisés de soins lorsque la situation le demande.

Il nous semble qu’au lieu d’imposer des clauses de disparité aux nouveaux médecins de famille, il faut plutôt en former davantage, les incorporer à des équipes dynamiques, leur assigner des mentors, les associer à des assistants médicaux pour qu’ils voient plus de patients, bien équiper les cliniques pour les attirer et les retenir, et créer des réseaux de soins avec d’autres professionnels.

Les contraintes qui sont imposées aux médecins de famille font en sorte que de nombreux étudiants en médecine en sont venus à bouder la résidence en médecine familiale. Depuis 2014, on évalue que 425 postes de formation en médecine familiale sont restés vacants. Or, comme disait le DLouis Godin, ancien président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec, ce n’est pas en brandissant le bâton que nous allons faire en sorte que les étudiants en médecine choisissent la médecine familiale.

Un « GAP » avec la réalité

Le pourcentage de patients enregistrés auprès d’un médecin de famille stagne depuis quelques années autour de 80 % au Québec. Des régions comme la Gaspésie ont des taux d’accès à un médecin de famille de 90 %, mais à Montréal, ce pourcentage avoisine les 70 %.

Pour résoudre le problème, le ministre de la Santé a lancé en juin 2022 le Guichet d’accès à la première ligne (GAP). Le GAP a pour but d’aider les gens sans médecin de famille à obtenir un rendez-vous médical. Pour ce faire, les utilisateurs du GAP sont redirigés vers des médecins, des infirmières, des pharmaciens et d’autres professionnels selon leurs besoins de santé particuliers. Avec le GAP, Québec affirme que 89 % de la population aurait maintenant accès à des soins primaires.

Mais avoir accès à des soins primaires sans voir un médecin de famille ou une infirmière praticienne spécialisée peut représenter un risque réel de passer entre les mailles du filet s’il n’y a ni prise en charge ni suivi. Et ce manque d’accès à la première ligne mène invariablement à une surutilisation des urgences.

De plus, les réalités des grandes villes sont bien différentes de celles des régions. D’où l’importance de consulter les instances locales pour connaître les besoins et de rechercher des solutions propres à chaque région.

Un remède de cheval

Claude Castonguay, ancien ministre de la Santé, lançait un signal d’alarme dès 2016, affirmant que les AMP avaient fait leur temps : « Ce système doit être terminé afin que les médecins puissent pratiquer au sein de leurs communautés, près de leurs patients. En contrepartie, les spécialistes vont nécessairement devoir s’impliquer davantage dans le bon fonctionnement des urgences. »

Quoique le remède de M. Castonguay puisse sembler drastique avec la pénurie actuelle de médecins, il a tout de même un peu raison. Les médecins de famille ne doivent pas faire les frais de la désorganisation dans les hôpitaux, de la lourdeur bureaucratique, de l’intransigeance syndicale et du désengagement de certains professionnels.

Présentement, les nouveaux médecins de famille font de tout, et pas assez de chacune des tâches. Or, la première ligne doit être l’élément le plus fort du réseau pour justement essayer d’éviter que les patients se retrouvent dans les hôpitaux.

Les jeunes sont la relève, ils ont l’énergie et les idées pour contribuer à faire de leurs cliniques des endroits innovants et agréables. Il faut réduire les barrières organisationnelles et bureaucratiques qui les dissuadent de choisir la médecine familiale et redonner la priorité à la première ligne en santé.

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