Une table ronde sur le rapport entre le journalisme et le militantisme lors du Congrès annuel de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec a suscité un opportun débat sur l’objectivité journalistique et les conditions de la confiance du public envers le journalisme d’information.

Les sociétés démocratiques traversent une crise de la raison publique, en ce sens que ce que le philosophe des Lumières Emmanuel Kant appelait « l’usage public de la raison » est en récession. Les contemporains ne sont pas plus bêtes que leurs prédécesseurs, mais la structuration actuelle de la sphère publique ne favorise pas l’usage de la raison dans la conduite du débat public.

L’une des solutions à cette crise de la raison publique est la réhabilitation des sources d’information fiables et des vecteurs du savoir et de la raison.

Tous les intervenants dans le débat acceptent l’idée que le journalisme d’information honnête et rigoureux est essentiel à la vitalité des institutions démocratiques.

Il a beaucoup été question des attitudes et autres dispositions intérieures des journalistes, dont leurs croyances, engagements et préjugés. Cet angle d’analyse psychologisant est pertinent mais insuffisant. Les critiques de la séparation stricte entre les engagements militants et le travail de journaliste ont raison de souligner que l’esprit d’un journaliste n’est jamais une page blanche. Lorsqu’il commence une nouvelle enquête, il ne peut faire table rase de ses états mentaux conscients ou inconscients antérieurs. L’esprit humain ne fonctionne tout simplement pas ainsi.

L’argument le plus fort pour l’édification d’un mur de séparation entre le journalisme d’information et le militantisme repose sur la nécessité de distinguer les sphères sociales à la lumière de leurs fonctions et de leurs finalités.

Les bonnes sources

Les êtres humains, en particulier dans les sociétés hautement complexes, se trouvent tous en situation de dépendance épistémique radicale. Il est tout simplement impossible d’être parfaitement indépendants lorsque nous formons la vaste majorité de nos croyances. Nous ne pouvons pas par nos propres moyens démontrer l’innocuité d’un vaccin ou savoir ce qu’a dit une élue à l’Assemblée nationale si nous ne suivions pas les échanges.

Les témoignages des autres, les reportages des journalistes et la publication des résultats des études scientifiques sont nécessaires à l’acquisition de la vaste majorité des connaissances dont nous avons besoin pour mener notre vie. Il est très bien de « faire ses propres recherches », mais l’essentiel, comme le veut la théorie dite « fiabiliste » en épistémologie, est d’avoir la capacité de trouver les bonnes sources et d’évaluer leur crédibilité.

Avec la science, le journalisme d’information est sans doute l’institution dont nous dépendons le plus pour avoir accès aux faits de la réalité sociale. Il est fondamental que nous puissions nous y fier. Cette confiance ne peut reposer entièrement sur les dispositions personnelles des journalistes. Les médias doivent structurer leurs activités de façon à garantir le plus haut niveau d’objectivité du contenu qu’ils diffusent.

Les organisations et les individus ont des intérêts de différentes natures. Les organes médiatiques dont l’objectif premier est véritablement de rapporter les nouvelles doivent adopter des normes exigeantes favorisant la rigueur et l’objectivité. Cela inclut des règles permettant d’éviter les conflits d’intérêts et les apparences de conflits d’intérêts. Cela inclut aussi des règles et des incitations encourageant la rigueur et l’impartialité chez les reporters.

Le citoyen doit avoir le moins de raisons possible de penser que le traitement d’une nouvelle est motivé par des intérêts qui divergent de la description la plus fidèle possible des faits.

C’est dans ce contexte que l’instauration d’un mur de séparation entre le journalisme d’information et le militantisme est souhaitable. L’idée n’est pas d’affirmer que le reporter est incapable de faire la part des choses et de distinguer ses engagements de son travail journalistique. C’est plutôt que la confusion des genres est à éviter lorsqu’il s’agit de certaines sphères de pouvoir, dont par exemple l’administration publique, le pouvoir judiciaire et le journalisme.

Occuper l’une de ces fonctions sociales exige le respect d’un devoir de réserve. Une juge peut avoir soutenu des causes ou un parti politique dans le passé. Lorsqu’elle devient magistrate, elle doit s’abstenir d’exprimer des convictions politiques afin de bien marquer l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Les critiques de la séparation entre reportage et militantisme ont raison de dire que les faits et les valeurs sont souvent imbriqués. La décision de consacrer plus de ressources à la crise climatique et de ne pas traiter le négationnisme comme une position rationnelle et justifiée est à la fois fondée sur la science et sur un jugement de valeur sur l’importance de lutter contre le réchauffement du climat.

Cela n’implique toutefois pas que tout est permis. Les journalistes doivent couvrir jour après jour une myriade de nouvelles et de controverses. Il est impératif que des médias se mettent d’abord et avant tout au service de la découverte des faits. La sortie de la crise de la raison publique passe en outre par la reconnaissance de l’autorité et de la fiabilité épistémiques du journalisme. Des médias puissants d’ici et ailleurs bafouent les normes journalistiques au nom de leurs intérêts financiers et idéologiques.

L’opinion sature déjà le discours public. Il faut résister à la colonisation par l’opinion des rares institutions sociales se consacrant à la découverte de la réalité et à la communication des faits.

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