Le dossier « L’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard : des cicatrices et des regrets » publié dans ce journal a fait couler beaucoup d’encre. Nous saluons le courage des femmes qui ont osé témoigner dans le cadre de cette enquête et nous reconnaissons leur vécu. Nous exprimons notre solidarité et notre empathie à leur égard.

Nous nous inquiétons d’un violent ressac auquel nous assistons dans l’espace public médiatique et numérique à l’égard de la prise de parole des victimes qui ont dénoncé des agressions durant les vagues du mouvement #metoo. À la suite de la parution de cet article, sur les réseaux sociaux, les dénonciations des victimes d’agressions sexuelles sont ridiculisées, dénigrées et insultées. On les traite d’hystériques, de folles et d’extrémistes. Il semble que certaines nuances soient évincées de la discussion. En effet, nous sommes d’avis que l’article est récupéré pour renforcer certains stéréotypes, mythes et préjugés à l’égard des victimes d’agressions sexuelles et du mouvement #metoo. C’est regrettable.

Lisez le reportage « L’affaire Julien Lacroix, deux ans plus tard : des cicatrices et des regrets »

Des regrets, un sentiment de culpabilité, de l’ambivalence

Dans l’article, aucune des femmes interviewées ne dit que les faits rapportés en 2020 ne se sont pas produits, mais elles relatent plutôt avoir cheminé. Les témoignages démontrent que leur volonté de dénoncer a évolué depuis deux ans et que certaines perçoivent différemment ce qu’elles ont subi.

L’ambivalence chez les victimes d’agressions sexuelles à la suite d’une dénonciation est tout à fait commune et répandue. La perception des violences sexuelles subies varie selon des facteurs sociaux, économiques, culturels et psychologiques. Ce rapport intime évolue dépendamment du traumatisme vécu. Chaque personne est unique et réagit différemment. Il n’est pas rare de voir la construction identitaire des personnes victimes se transformer, allant même jusqu’à rejeter leur statut de victime. C’est pourquoi il y a autant de réactions possibles à une agression sexuelle qu’il y a de personnes victimes. 

Mélanie Guenette, sexologue et agente de liaison et d’intervention en violences sexuelles pour le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) de la Montérégie, affirme que « la remise en question n’est pas surprenante quand l’on pense que le sentiment de culpabilité est présent de façon récurrente chez les personnes qui ont vécu des violences sexuelles, d’autant plus si elles sont des femmes (en raison de leur socialisation, notamment) ». Ici encore, l’article publié dans La Presse est invoqué pour prétendre qu’un cheminement contradictoire dans l’identification des victimes serait chose suspecte. Cette idée véhicule un préjugé, dépeignant les victimes comme peu fiables et indignes de confiance. 

Banalisation

L’article rapporte le cheminement d’une des dénonciatrices qui, aujourd’hui, ne s’identifie plus comme une personne victime après avoir été embrassée contre son gré. Ce changement de posture s’inscrit dans l’ambivalence normale — et fréquente — discutée plus haut. Cette femme a l’entière liberté de s’auto-identifier, nous l’appuyons pleinement dans sa démarche.

Du même souffle, nous souhaitons préciser qu’un baiser non consenti constitue, au regard du droit criminel, une agression sexuelle. L’inclusion des attouchements aux infractions pouvant être sanctionnées par le droit criminel, il y a près de 40 ans, est une avancée importante qui reconnaît que ces violences à caractère sexuel sont inacceptables et qu’elles peuvent causer des séquelles importantes chez les personnes victimes.

Or, le récit de cette dénonciatrice a été brandi pour alimenter la banalisation de ces violences sexuelles. Rappelons que le « baiser volé » d’une personne constituera, chez une autre, une violence sexuelle aux blessures vives. 

Une conception plus large de la justice

#metoo est né en marge d’un système de justice qui n’est pas toujours conçu en fonction des besoins des victimes. Après avoir été déçues de leur expérience au sein du système — vers lequel plusieurs se sont d’abord tournées —, des femmes ont pris parole dans l’espace public.

Au Québec, ces vagues de dénonciation ont imposé une réflexion collective sur le système de justice. Rappelons-nous que c’est en réponse à ces revendications que l’Assemblée nationale a entrepris, sur une base transpartisane, une réforme en profondeur de l’administration de la justice. Ces femmes à qui on reprochait une mise à mal du système judiciaire sont celles à qui on doit, aujourd’hui, la mise en place d’un tribunal spécialisé à travers la province. 

Le mouvement de dénonciations a aussi permis de mettre en évidence des limites inhérentes au système de justice traditionnel : imposer une peine de prison à un individu ne mène pas bien loin lorsqu’on cherche à mettre fin à la culture du viol. L’affrontement du contre-interrogatoire et des plaidoiries ne répond pas non plus aux besoins de celles qui espèrent des excuses sincères et une reconnaissance des torts causés.

S’il y a un message du mouvement de dénonciation qui a été mis en sourdine, c’est bien celui-là : la justice ne doit pas seulement punir. Elle doit aussi guérir.

Les ordres juridiques autochtones misent depuis longtemps sur la justice réparatrice pour sanctionner et réparer les conséquences des violences à caractère sexuel. Plutôt que de punir les contrevenants, la justice réparatrice vise à ce qu’ils assument la responsabilité de leurs actes et réparent le tort fait aux victimes. Elle offre ainsi aux parties touchées par un acte criminel — la victime et l’agresseur — un règlement qui se prête à la réparation.  

Nous préconisons cette avenue et nous invitons notre gouvernement actuel à ajouter cette solution aux formes traditionnelles de justice. Des organismes comme Équijustice1 œuvrent déjà dans ce secteur, mais il existe un manque de ressources financières (et de volonté ?) pour que cette avenue se démocratise.

Certes, l’affaire Julien Lacroix laisse beaucoup de cicatrices et de regrets. Espérons que certaines généralisations hâtives qui découlent des réactions suscitées à la suite de la parution de cet article n’effritent pas davantage les gains importants qu’a porté le mouvement #metoo. Une fois de plus, ce seront les victimes d’agressions sexuelles, cicatrisées, qui finiront par se taire.

1. Consultez le site d’Équijustice

* Cosignatires: Béatrice Cloutier-Trépanier, candidate au doctorat en histoire de l'art à Queen's University; Dominique Gingras, travailleuse sociale.

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