Le rituel des élections de mi-mandat nous rappelle combien le système politique américain est différent du nôtre. L’évolution de la politique américaine inquiète, et pour cause. Heureusement, la vague rouge trumpiste appréhendée n’a pas eu lieu ; mais les élections du 8 novembre n’annoncent pas pour autant la fin des dérapages anti-démocratiques d’un système devenu carrément dysfonctionnel. Or, son dysfonctionnement actuel n’est pas le fruit du hasard. Il était inscrit dans l’architecture même du système. Il y a là des leçons pour le Québec.

Surdose de démocratie

Il est difficile de ne pas voir un paradoxe dans la crise actuelle de la démocratie américaine, enfant d’un projet politique qui se voulait un modèle exemplaire de démocratie. Sans fausse ironie, le système américain souffre d’une surdose de démocratie, trop d’élus, trop de contrepouvoirs, trop d’une bonne chose, comme dirait l’autre. Cette démocratie a bien fonctionné pendant plus de deux siècles, quoique interrompue par une guerre civile meurtrière. Or, ses failles d’origine commencent aujourd’hui à la rattraper.

La démocratie américaine s’est construite sur la méfiance de l’État, née d’une révolte contre la Couronne. Les mots-clés de la Déclaration d’indépendance, Life, liberty and the pursuit of happiness, n’accordent aucune place à l’État et à sa mission sociale.

Les casseurs qui ont pris d’assaut le Capitole à Washington le 6 janvier 2021 en sont les héritiers, quoique poussés à l’extrême. Le deuxième amendement de la Constitution qui donne aux citoyens le droit de porter des armes s’inscrit dans la même philosophie, le devoir de tout citoyen de renverser l’État lorsque celui-ci outrepasse ses pouvoirs.

Le contraste avec Paix, ordre et bon gouvernement, mots-clés de la Constitution canadienne de 1867, ne saurait être plus clair. Au Québec, l’Église catholique est venue ajouter une couche, prêchant le devoir social de chaque fidèle. Aux États-Unis, ce sont les églises évangéliques, auxquelles le tiers des Américains déclarent appartenir, qui ont d’abord marqué la conscience collective. L’évangélisme, outre son penchant puritain, se distingue par le lien direct de l’individu avec le Tout-Puissant, sa parole révélée dans l’Évangile accessible à tout fidèle, son succès personnel sur Terre signe de Dieu qu’il est sur le droit chemin. L’inscription « In God we trust » sur le dollar américain n’est pas un hasard.

C’est sur ce fond, où liberté et religion se confondent, que les pères de la nation ont voulu construire un régime exemplaire où chaque individu pourra se réaliser librement. La recette : laisser le maximum de pouvoirs au peuple et à ses élus.

Trop d’élus, trop de politique

Le résultat (inattendu) : un duopole partisan. Tout électeur américain doit s’enregistrer (register) comme républicain, démocrate ou indépendant. Être « républicain » ou « démocrate » est plus qu’une affiliation politique ; c’est une identité.

Les racines de ce duopole se trouvent dans l’objectif éminemment démocratique d’assurer l’élection du maximum de fonctionnaires.

À chaque « Election Day », à une date prévue par la loi, l’électeur américain doit voter pour une liste de postes à pourvoir, qui peut s’étirer sur plus d’une vingtaine de postes.

Dans l’isoloir, l’électeur aura à cocher son choix pour : président et vice-président, gouverneur de l’État, sénateur fédéral, représentant fédéral, sénateur d’État, représentant d’État, plus, selon le cas, une pléthore de fonctions (juges, procureurs, shérifs…).

La tentation est forte, alors, de voter parti (« Straight Party Ticket »), en cochant la case prévue à cette fin. Cette abondance de postes élus, soumis en plus pour certains à des élections statutaires tous les deux ans, demande des organisations fortes avec les moyens de présenter une liste complète de candidats. Le fait aussi de réunir les postes des trois ordres de gouvernement (fédéral, État, municipal) sur une même liste ne fait qu’accentuer le lien partisan. Tout élu, du juge local au sénateur fédéral, est nécessairement associé à un parti.

À la surabondance d’élus s’ajoutent des pouvoirs qui, chez nous, relèvent d’organismes indépendants non élus (Élections Québec, par exemple). Le tracé des circonscriptions électorales relève des législatures et la supervision des élections de fonctionnaires élus. Les juges, s’ils ne sont pas élus, doivent passer devant des élus, le triste spectacle des nominations à la Cour suprême est un exemple parlant. Tout cela est éminemment démocratique – les élus ont le dernier mot –, mais avec le risque que tout devienne politique. La politisation, surtout, des processus électoraux, dont les règles peuvent varier d’un État à l’autre, ouvre la porte à des contestations continues et, nous le savons, aux théories complotistes les plus farfelues.

Un exécutif polarisant

Autre paradoxe, en voulant éviter un monarque non élu, les pères de la nation ont créé un monarque élu avec tous les symboles de la royauté : palais (la Maison-Blanche), garde personnelle, pouvoirs à l’abri du Parlement. Le président américain combine la fonction de chef d’État (gouverneur général au Canada) et de chef de gouvernement (premier ministre chez nous). Il n’a pas à répondre aux questions de l’opposition en Chambre. « Monsieur le Président » commande un respect loin de celui d’un premier ministre canadien, figure de ralliement en temps de crise, mais aussi, potentiellement, figure de division.

Ce n’est pas un hasard que presque tous les pays qui ont adopté le système présidentiel américain – les exemples ne manquent pas en Amérique latine – ont à un moment glissé vers la dictature. Pour « el Presidente », la tentation est forte de se voir comme la personnification de la nation. Le Congrès agit en principe à titre de contrepouvoir, mais tombe trop souvent victime d’un président populiste, directement élu. Aux États-Unis, le Congrès, dans le respect des traditions démocratiques, a presque toujours fini par travailler avec le président. Cependant, depuis quelques années, il s’est transformé plus souvent en instrument de blocage, les compromis étant devenus de plus en plus difficiles. Or, pourquoi maintenant, après deux siècles de relatif bon fonctionnement ? C’est ce que je me propose d’explorer dans un prochain texte.

À lire samedi : « Trois leçons pour la démocratie québécoise »

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