À l’annonce du décès tragique d’Amélie Champagne, mon conjoint et moi avons été traversés par la colère, la révolte, les pleurs et d’autres émotions qui grugent notre fierté d’être Québécois.

Indignation profonde et désarroi devant ces tragédies qui continuent de briser des vies, celles des jeunes noyés par leur détresse, celles de leurs parents, de ceux et celles qui les aiment et qui doivent vivre avec la peur au ventre, la désolation, la culpabilité et d’autres ressentis insupportables. Nos émotions résonnent avec celles des parents, des proches et des intervenants confrontés aux incohérences tenaces et injustifiables de notre système de soins québécois, sachant qu’il est pourtant possible de faire autrement en 20221.

En tant que psychologue encore active dans la profession, j’ai travaillé plus de 20 ans dans une organisation communautaire et quelques années dans des contextes scolaires et institutionnels. Je peux témoigner de la fréquence de situations de détresse aiguë et des crises suicidaires, tant chez les jeunes que chez des adultes en souffrance. Mes années de pratique dans une organisation communautaire m’ont appris, à moi et aux intervenants avec lesquels je collaborais au quotidien, que pour prévenir le suicide, il est primordial de travailler en équipe, afin de tisser un solide filet de sécurité et de redonner espoir sur le long terme.

Prévenir le suicide, venir au secours d’une personne en danger est une responsabilité individuelle et collective⁠2,3. Travailler avec l’urgence d’agir en santé mentale exige, paradoxalement, de prendre le temps qu’il faut : pour accueillir, accuser réception du message de détresse, sécuriser, rassurer, créer un lien de confiance, écouter pour mieux comprendre, identifier les besoins en souffrance et les alliés potentiels, et collaborer à la mise en place de solutions adaptées aux besoins de la personne.

Afin d’élaborer un plan d’action, un premier entretien de qualité devra certainement se dérouler sur une durée de plus de 20 minutes, et il en faudra certainement quelques autres.

Ne pas prendre le temps qu’il faut, c’est risquer de ne pas entrevoir ce qui se trouve sous la pointe de l’iceberg. Il faudra aussi s’assurer de vérifier que cette personne ait pu manger et dormir suffisamment, dans un lieu sécurisant et apaisant, faut-il le préciser. Il sera nécessaire d’impliquer des personnes significatives dans la vie des personnes souffrantes. Oui, cela demande du temps, comme lorsque l’on traite un problème de santé complexe qui requiert de multiples interventions délicates.

Avec mes collègues, j’ai dû mettre énormément d’énergie pour trouver des alliés dans le système de soins actuel devenu extrêmement hiérarchisé. Nous avons été souvent confrontés à la rigidité administrative qui instaure des délais incompatibles avec l’urgence d’agir face à la détresse suicidaire, à l’inhospitalité des lieux (absence d’espaces sécurisants pour les personnes en détresse), au manque de volonté de coopérer entre les équipes, ou à l’expression d’incrédulité face à notre expertise, et ce, même en mentionnant notre titre professionnel. Les quelques alliances créées à force de détermination demeurent à risque de s’évanouir si leur pérennité doit reposer uniquement sur les épaules d’un petit groupe convaincu de la nécessité de travailler ensemble.

La précarité menace aussi les organisations communautaires, souvent championnes au niveau de la qualité d’hospitalité et d’accueil des personnes en détresse. Sous-financées, elles ne bénéficient pas de conditions qui permettent d’assurer l’embauche du nombre nécessaire d’intervenants ou la rétention de leur personnel qualifié et passionné. Pourtant, leur expertise et leur pertinence sont incontestables.

Afin de prévenir le suicide, nous avons le devoir de faire équipe et de coopérer, avec les jeunes eux-mêmes, avec leurs proches, amis, colocs, parents, intervenants, professeurs ou toute autre personne significative. Nous avons l’obligation de nous attaquer sans complaisance aux facteurs qui minent notre filet social et notre système de soins qui perpétue les iniquités entre le réseau public et le communautaire, qui complexifie l’accès aux services au lieu de favoriser la transdisciplinarité, quand il ne met pas en péril des alliances construites sur le terrain pour faire face aux vents et marées soulevés par la détresse suicidaire. Il est urgent de repenser les services de première ligne en y restaurant une éthique basée sur la responsabilité partagée. Urgent de reconnaître le rôle incontestable des psychologues⁠4 dans le traitement de la détresse psychologique et la prévention du suicide, de même que celui des familles et des proches, précieux partenaires laissés trop souvent de côté. Urgent de dépressuriser le fardeau imposé au corps médical qui semble pris au piège d’une logique de productivité stimulée par ailleurs par la rémunération à l’acte, laquelle peut insidieusement contribuer au désengagement face au travail d’équipe que nécessite la prévention du suicide.

En tant que psychologue, je sais que mon rôle est important dans la prévention du suicide et le soulagement de la détresse suicidaire. Je connais l’efficacité d’une pratique de proximité qui permet de compter sur une équipe, d’aller vers la personne en souffrance, de se déplacer, dans un centre de jour, une école ou le corridor de l’urgence d’un hôpital. Il n’est plus acceptable en 2022 que cette façon de faire ne soit pas la norme dans notre système de soins et que des questions d’ordre administratif nuisent à l’accès aux services de santé mentale, à l’efficacité de nos interventions et à la prévention du suicide. J’ai dû insister souvent pour qu’on me permette de parler quelques minutes avec des membres du personnel de l’urgence lorsque j’y ai accompagné des jeunes. Lorsque j’ai pu le faire, cela a fait une différence considérable dans l’apaisement de la détresse et la recherche de solutions signifiantes et concrètes pour la personne souffrante.

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien, si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes inquiet pour un de vos proches, contactez le 1 866 APPELLE (1 866 277-3553). Un intervenant en prévention du suicide est disponible pour vous 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Vous pouvez aussi consulter le site commentparlerdusuicide.com

1. Lisez l’article « Un changement de culture de soins s’impose » Consultez la Charte des droits et libertés de la personne Lisez l’article « Prévenir le suicide en commençant par une promesse collective » Visitez le site de la Coalition des psychologues du réseau public québécois Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion