À Saint-Pétersbourg pour quelques semaines, le professeur Yakov Rabkin nous livre ses impressions dans une série de textes.

(Saint-Pétersbourg, Russie) Si l’on ne suit pas les nouvelles, il est difficile de savoir que les forces russes sont engagées en Ukraine. Les opinions à ce sujet diffèrent, et j’ai entendu à plusieurs reprises que les gens, pour éviter toute querelle inutile, discutent rarement du conflit au bureau ou même avec les membres de leur famille. La situation n’est pas différente au Québec. Un couple marié venu de l’ex-URSS que je connais à Gatineau évite le sujet, tout comme un autre couple de jeunes professionnels que je connais à Montréal.

À Saint-Pétersbourg, il n’y a pas de slogans patriotiques, pas de photos de soldats sur les murs, pas de changement dans le rythme quotidien de la grande ville. J’ai observé la même chose à Novgorod, une ville de taille moyenne, centre de commerce médiéval et ancien membre de la ligue hanséatique, que j’ai visitée en début de semaine. La seule allusion au conflit que j’ai vue à quelques reprises est une affiche plutôt simple représentant la lettre Z et le hashtag « Nous n’abandonnons pas les nôtres ». Z est le signe peint sur les véhicules militaires russes en Ukraine, et le hashtag fait référence aux russophones des régions est et sud de ce pays. Mais pour comprendre ce signe, il faut tout de même suivre un peu les nouvelles.

Cette retenue contraste avec la tradition russe/soviétique de propagande visuelle pendant les guerres passées. Les meilleurs poètes et artistes ont produit des affiches mordantes ridiculisant le Kaiser et son allié François-Joseph pendant la Première Guerre mondiale. Beaucoup d’entre eux ont redoublé d’enthousiasme pour glorifier la révolution bolchevique et les exploits héroïques de l’Armée rouge dans la guerre civile qui a suivi. Leurs œuvres ont été placardées sur les murs de toutes les villes. De même, en réponse à l’attaque des nazis en juin 1941, des milliers de slogans, de panneaux et d’affiches ont radicalement changé le paysage urbain. On ne pouvait manquer de voir que le pays était en guerre.

Même cette propagande massive n’a pas dégénéré en haine ethnique. Les œuvres de compositeurs allemands ont continué à être jouées, la langue allemande a été enseignée comme d’habitude dans les écoles primaires et secondaires, et personne n’a pensé à « purifier » les bibliothèques publiques des livres d’auteurs allemands. Cela pourrait être dû au statut sacro-saint de Karl Marx et de Friedrich Engels, tous deux Allemands, dans le panthéon bolchevique. Une autre raison, peut-être plus importante, était le caractère international de l’invasion nazie. Par exemple, à Novgorod, on m’a montré des bâtiments historiques réquisitionnés pour logement par la Division bleue (División Azúl), constituée de volontaires espagnols qui avaient rejoint la lutte contre le communisme. Les forces nazies comprenaient non seulement des soldats de pays alliés comme la Hongrie, mais aussi des divisions SS entières formées de volontaires français, belges, néerlandais, lettons, ukrainiens et autres. Un détachement russe (l’armée de Vlassov) a également été formé par les nazis à la toute fin de la guerre, mais il s’agissait pour la plupart de prisonniers de guerre russes affamés qu’on ne saurait qualifier de volontaires.

Dans mes conversations avec les gens, je n’ai pas pu déceler de sentiments anti-Ukrainiens. Par exemple, personne ne réclame la démolition du monument au poète Taras Chevtchenko, considéré comme l’un des fondateurs de la littérature ukrainienne et promoteur du sentiment national ukrainien.

Le monument, inauguré par Vladimir Poutine et son homologue ukrainien en 2000, est un cadeau de Leo Mol, sculpteur canadien d’origine ukrainienne, auteur de plusieurs monuments à Chevtchenko dans le monde, notamment à Ottawa et à Washington. En passant, dans l’avenue Zagorodny, devant une plaque commémorative indiquant que Chevtchenko y avait vécu de 1832 à 1838, j’ai même remarqué une fleur collée dessus.

À Novgorod, lorsque je me suis renseigné sur un bon endroit pour déjeuner, on m’a dirigé vers Malinovka, un restaurant ukrainien. À l’entrée se tenait une figure en plastique d’un paysan ukrainien moustachu, vêtu d’une chemise ukrainienne brodée (vychivanka). Les murs étaient ornés d’art ukrainien, y compris de proverbes en ukrainien, les serveurs portaient des costumes ukrainiens, mais, malheureusement, le menu, bien que décent, avait peu d’influence ukrainienne.

La rareté de la propagande martiale visuelle correspond à l’insistance du gouvernement russe à qualifier le conflit militaire en Ukraine d’« opération militaire spéciale » plutôt que de guerre. Jusqu’à présent, ce conflit n’a pas nécessité de mobilisation militaire et économique massive. Les retombées économiques sont indirectes et sont dues principalement aux sanctions occidentales, qui ont porté préjudice aux industries automobile et autres qui dépendent de pièces et d’ingrédients importés pour leur production. Mais, surtout, il n’y a pas de missiles et d’obus ukrainiens qui tombent sur Saint-Pétersbourg et Novgorod. On peut se permettre de ne pas suivre les nouvelles quand elles ne dérangent pas la vie quotidienne.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion