L’expression « gouvernement des juges » est souvent invoquée au Québec pour analyser le rôle que les tribunaux supérieurs jouent dans les démocraties américaines et canadiennes⁠1. Pour rappel, cette expression nous vient du livre du juriste français Édouard Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, publié en 1921.

Lambert décrivait ainsi les années Lochner de la Cour suprême américaine (du nom du célèbre jugement), allant des années 1890 à 1930, durant lesquelles les juges du plus haut tribunal invalidaient les législations sociales, comme la semaine de travail, au nom des libertés individuelles, au premier chef le droit de propriété privée. Les juges avaient leur propre logique qu’ils voulaient imposer à la société et aux gouvernements et, ce faisant, sclérosaient l’évolution de la société et de son droit.

L’administration fédérale de Franklin D. Roosevelt batailla ferme avec cette cour, qui bloquait son New Deal visant à sortir la République de la Grande Dépression. Roosevelt dut même menacer d’exercer ses prérogatives et d’accroître le nombre de juges et de n’y nommer que des progressistes pour que les juges commencent à accepter l’intervention sociale de l’État fédéral.

Par la suite, la Cour a connu un certain « âge d’or » pour les forces progressistes. Par une interprétation libérale et vivante de la Constitution, adaptant la lettre aux besoins d’une société en évolution, la Cour étendra les droits de toutes les catégories de citoyens, comme les Afro-Américains, les gais et lesbiennes et les femmes. Ainsi, les juges étaient au diapason de la société et des grandes orientations politiques.

À partir du président Richard Nixon et suivant la montée en puissance du néoconservatisme, le Parti républicain a entrepris une stratégie de long terme pour changer l’orientation de la Cour, en y nommant des juges plus conservateurs.

Beaucoup d’argent, d’élus et de groupes de réflexion (comme la Federalist Society) ont agi de concert pour atteindre cet objectif d’infirmer les grands éléments de la jurisprudence progressiste moderne. Les juges commencèrent à voter de plus en plus systématiquement selon une logique partisane, recoupant la vision politique du parti — démocrate ou républicain — qui les avait nommés. Cela introduisait une politisation dangereuse et malsaine du judiciaire, qui nuit depuis à son rôle d’arbitre indépendant et à la perception de son impartialité. Cette dynamique mine aussi l’État de droit. D’ailleurs, la confiance publique envers cette institution est au plus bas, à moins de 25 % d’appui, selon Gallup⁠2.

L’objectif républicain de longue haleine est maintenant atteint, grâce aux trois nominations ultraconservatrices de l’administration Trump, qui ont notamment annulé la jurisprudence du populaire arrêt Roe c. Wade (1973) sur le droit à l’avortement.

De l’instrumentalisation politique du judiciaire

Plutôt que de « gouvernement des juges », il faudrait parler plus justement d’instrumentalisation politique du judiciaire. Ce constat s’impose alors que la Cour suprême américaine apparaît désormais comme une troisième chambre partisane du Congrès, qui est contrôlée par une majorité de républicains (6 contre 3), mais sans reddition de comptes à faire devant l’électorat.

Le Canada n’a pas connu ce type de politisation excessive du judiciaire. On n’observe pas de différences profondes entre le comportement des juges nommés par les libéraux ou les conservateurs, si ce n’est que ces derniers tendent à faire preuve d’un peu plus de déférence envers les pouvoirs politiques.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de politisation de la Cour suprême du Canada. Simplement, celle-ci n’est pas de nature partisane.

On tombe ici dans la différence, classique en science politique, entre la politique et le politique. En bref, la politique est l’espace de la joute pour acquérir ou conserver le pouvoir, et le politique concerne les grandes questions du vivre-ensemble, d’une vision générale de la nation et de la société ainsi que du régime politique juste.

PHOTO SEAN KILPATRICK, LA PRESSE CANADIENNE

La Cour suprême du Canada, également clôturée, le 29 juin

Les juges canadiens sont évidemment porteurs d’une vision politique (notamment centralisatrice et uniformisatrice) du Canada et de son ordre constitutionnel ; vision qui relève bien davantage du politique que de la politique. Il n’y a pas eu importation d’une politique partisane délétère au sein de la Cour suprême du Canada.

Cela ne veut pas dire non plus que les nations minoritaires au Canada, autochtones et québécoise, ou les États provinciaux n’ont pas des critiques politiques légitimes à émettre quant au rôle que joue la Cour suprême du Canada dans la centralisation des pouvoirs dans la fédération. Mais ces critiques ne peuvent montrer du doigt une cour partisane qui serait hors norme par rapport au reste de la société, aux pouvoirs politiques et à la logique constitutionnelle post-1982 au Canada.

Bref, lorsqu’on observe les cours américaine et canadienne, on serait bien mal avisé de parler de « gouvernement des juges », à l’image de ce qu’a pu observer Édouard Lambert dans les années 1920 aux États-Unis.

1. Lisez la lettre de Patrick Moreau 2. Consultez les données de Gallup (en anglais) Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion