Vous, que pensez-vous du travail des enfants ?

Je ne dis pas les jeunes, les grands ados, je parle des 11, 12, 13 ans. Voilà une question qu’on croirait surgie d’un autre siècle et qui revient nous hanter. Récemment, dans la région de Québec, je me suis arrêtée dans une chaîne de restauration rapide et à une enseigne de café délavée. Une fille de 16-ish ans dirigeait sa brigade de préados à la rôtisserie, tandis qu’un kid de 11 ans, à vue de nez, a pris ma commande de café. Il a eu besoin de l’aide de deux collègues… qui avaient l’air d’avoir 12 ans. Le poulet et le café ont mal passé.

J’ai beau tourner ça dans tous les sens : ce n’est pas normal qu’à 21 h 30 un samedi ou à 6 h 45 un dimanche en pleine année scolaire, des enfants blanchissent des frites.

Vous les avez vus, ces très jeunes employés des commerces et des supermarchés, mais aussi en entreprise, en usine. Vous ne rêvez pas, ce n’est pas qu’une impression. Le Québec ne tient pas de statistiques sur le travail des très jeunes, mais la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), oui. Les accidents de travail chez les moins de 16 ans étaient en hausse de 36 % en 2021. Le plus jeune des blessés avait 12 ans. Au premier rang des accidents : chutes d’équipement, d’outils ou de machinerie, et brûlures.1

Il faut savoir qu’il n’y a PAS d’âge minimum pour travailler au Québec. Les moins de 14 ans doivent toutefois fournir une autorisation écrite d’un parent. Big deal.

Pourquoi pas le travail des très jeunes, rétorquent plusieurs ? Ados, nous avons travaillé le soir, l’été, le week-end, livré des journaux, été moniteurs, serveurs. Ces dollars gagnés à l’adolescence nous ont appris la valeur de l’argent, parfois un sens de la communauté. Il y a un aspect formateur au travail des jeunes. Mais sauf exception, nous ne travaillions pas 25 heures par semaine pendant l’année scolaire. Un prof de français s’est prononcé la semaine dernière contre ceux qui dévalorisent le travail des enfants, qui les traitent de « victimes ». Il considère que c’est une expérience valorisante.

Le travail des très jeunes serait normal, donc.

Mais comment en sommes-nous arrivés à trouver « normal » qu’un enfant travaille de 12 à 25 heures par semaine en pleine année scolaire ? Au détriment de quoi ? Ben oui, il y a pénurie de main-d’œuvre. Est-ce ce qu’on a trouvé de plus évolué, de plus progressiste, de plus « formateur », comme société, de recourir au travail des enfants ? De surtaxer des corps et des esprits en pleine formation ? Dans une société où le taux de décrochage, particulièrement chez les garçons, est encore particulièrement inquiétant ? Dans un Québec où le taux d’analphabétisme fonctionnel est une plaie silencieuse ?

Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : choisir entre l’école et le travail. La pénurie de main-d’œuvre a le dos large.

On offre à ces jeunes des salaires horaires alléchants. Un intervenant dans un reportage à Désautels le dimanche racontait qu’un jeune balayeur dans une scierie gagnait 26 $ l’heure. Ces petits boulots deviennent immédiatement attrayants pour les jeunes.

Mais qui travaille, à 11 ans ? Je ne crois pas que les gosses de riches soient majoritaires à trouver « formateur » de flipper des burgers à 12 ans. Comme par hasard, ce sont souvent des jeunes de quartiers ou de régions moins favorisés qui travaillent : leur salaire fait une différence pour leur famille. Il y a une géographie du travail des enfants. Une démographie, qui parle de classes sociales — il faut appeler les choses par leur nom. Chez les enfants des familles moins aisées, particulièrement en ces temps où on s’arrache les travailleurs, réside un piège : ces petits boulots (relativement bien payés) sont en concurrence directe avec l’éducation, dans des milieux où cette dernière n’est pas toujours valorisée. Le risque existe que l’enfant, puis l’ado, préfère le travail immédiat à l’école, et qu’il s’installe dans une dynamique qui l’appauvrira à la longue. Et ce, même dans un marché du travail où les Z font la loi.2 C’est un cercle vicieux de jobines et d’appauvrissement qui commence insidieusement ainsi.

Quand on songe au travail des enfants, on voit ces images de jeunes dans les mines, les usines, au temps de la révolution industrielle ; une vie de galère où on les retirait de l’école pour contribuer à faire vivre la fratrie.

Ces temps ont des relents de misère, celle d’une époque où les enfants n’avaient pas de droits. Et aujourd’hui, le travail serait souriant et formateur, à 12 ans ?

Mais quelle est cette société qui confond travail et temps d’enfance consacré à s’amuser, à s’instruire, à chiller ? Nous devenons dévoyés dans notre manière de voir l’enfance. Un enfant n’est pas, en 2022, une solution pérenne à la pénurie de main-d’œuvre ni un supplément de revenu familial. Si nous le pensons, c’est que nous manquons de vision dans notre façon d’envisager le travail – et le filet social. Le travail intensif des petits est un leurre. Pour eux, individuellement, qui font le deuil de meilleurs revenus plus tard, mieux formés. Pour la société, car ces travailleurs sous-qualifiés, peu éduqués, seront à la traîne dans une société du savoir. De quel genre de société voulons-nous ?

Mon café, servi par un enfant qui a l’air d’avoir 11 ans, goûtait amer.

1. Lisez l’article « Accidents du travail au Québec : le nombre d’enfants impliqués bondit » 2. Lisez la chronique « Entrevues d’embauche » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion