Ces derniers temps, la pénurie de main-d’œuvre dans l’industrie de la restauration a fait couler beaucoup d’encre. En suivant les raisonnements économistes mis de l’avant sur la place publique, on en vient à croire que tout est une question de chiffres ou d’articles de loi. On saisit encore mal ce dont est faite l’expérience concrète du travail en restauration.

Quiconque y a séjourné un moment sait que ce monde renferme bien plus que de simples emplois salariés : son magnétisme attire celles et ceux qui traversent son champ dans un style de vie unique. D’un côté, ce style de vie est pénible. Le travail y est éreintant : il se fait toujours dans l’urgence du rush. On y consomme beaucoup d’alcool : durant le quart de travail, mais surtout après avec ses collègues. Et on dépense énormément d’argent pour satisfaire ses habitudes nouvellement acquises : sortir régulièrement au restaurant et s’offrir de bons produits.

D’un autre côté, le style de vie de la restauration est exaltant… précisément pour les mêmes raisons ! Le travail est intense et on ne s’ennuie jamais : la seule idée d’aller travailler dans un bureau est rebutante. On boit de l’alcool et on s’amuse comme des fous : on n’a jamais eu autant d’amis et de plaisir sur un lieu de travail. On dépense sans compter cette curieuse monnaie qu’est le pourboire afin d’entrer dans un monde de saveurs qui nous était jusqu’alors inconnu.

Le shooter est le cadeau par excellence dans le monde des restaurants et des bars. Plus qu’une simple consommation d’alcool, le partage d’une tournée est un rituel de communion qui lie les participants. En petite quantité, le shooter enivre, détend, rapproche. En trop grande quantité, il donne mal à la tête, rend malade. Ce n’est pas un hasard si « cadeau » et « poison » partagent la même racine étymologique dans les langues anglo-saxonnes.

À l’image du shooter, le style de vie des employés de la restauration est ambivalent, car ses qualités sont indissociables de ses défauts. On ne peut avoir le bar et l’argent du bar.

Nombre d’employés de la restauration se trouvent ainsi tiraillés entre deux avenues pareillement insatisfaisantes : soit rester en restauration et endurer le caractère pénible de ce monde, soit le quitter et renoncer à une partie de son identité.

La pandémie a marqué un temps d’arrêt forcé pour plusieurs et a accéléré leur décision de quitter la restauration. Mais déjà, les nouveaux affluent vers ce monde absorbant.

Dans cette période de relance et d’ébullition, les contours d’une réflexion collective se tracent sous nos yeux. De manière plus ou moins explicite, on tente de répondre à la question : comment rendre viable notre style de vie ?

Il s’agit de trouver un dosage entre les qualités et les défauts de ce monde. Sans ce questionnement existentiel, la restauration restera un secteur d’activité hanté par l’ombre de son ambivalence. La réponse au dilemme de ses employés ne se trouve pas dans l’introspection, où l’on scrute sa seule intériorité. Elle passe plutôt par une extrospection, c’est-à-dire un regard sur les codes, les normes et la culture de la restauration. Nombreux sont celles et ceux qui ont déjà compris que le changement personnel passe par un réarrangement du lien avec autrui et un remodelage des institutions qui nous embauchent.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion