La ville était blottie dans un silence de peur. Beyrouth protégeait du mieux qu’elle pouvait ses enfants qui s’entretuaient. Il y avait les quartiers chrétiens de Beyrouth-Est et les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest. Les gens devaient choisir leur camp pour se faire la guerre !

Du haut de ses 15 ans, Tony Karam avait de la difficulté à choisir son camp. Il en voulait à la guerre ; elle lui a fauché son meilleur ami, mort dans ses bras. Une balle anonyme venant d’un balcon quelconque…

L’étudiant en électronique voulait adoucir les traumatismes de ses proches. C’est là qu’il a eu l’idée de rafistoler un vieux transistor muni d’un amplificateur pour transmettre de la musique chez ses voisins.

Il a très vite pris plaisir à déceler les sourires chez ceux qui écoutaient sa musique classique même quand elle leur parvenait décomposée, au gré des vieux fils effilochés. C’était son pied de nez à la guerre !

Ambitieux, le jeune Tony a eu envie d’aller plus loin dans son entreprise pour créer des liens entre les Beyrouthins. Bientôt, la musique de sa grande radio transcendera toutes les solitudes du Liban pendant plusieurs années.

Las de la guerre et de l’instabilité économique, Tony a immigré au Québec avec sa femme en 1989. L’amoureux de radio a tout de suite décelé les multiples solitudes des communautés arabophones qui ne sont presque pas représentées dans les médias conventionnels québécois.

Il s’est alors mis avec sa femme Zeina à faire ce qu’il fait de mieux : créer une radio pour connecter les gens. Cette fois-ci, ce n’était plus pour relier les chrétiens et les musulmans du Liban, mais bien pour relier des communautés qui proviennent de 22 pays « arabophones » avec des accents, des religions et des cultures différentes. Tony a réussi à arracher le fameux permis du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes en 1996, avec la condition d’aider les communautés arabophones à s’intégrer au Québec.

Depuis, « CHOU 1450AM-Radio Moyen-Orient » est devenue une véritable tour de Babel pour ces communautés. La radio serait écoutée par près de 500 000 personnes dans la grande région de Montréal, selon son fondateur.

Homme libre et ouvert d’esprit, Tony refuse de se faire dicter sa programmation par les religieux et les mouvements politiques qui, parfois, nourrissent des guerres intestines dans ces communautés. Quelques prières chrétiennes pour Pâques et Noël, une prière sunnite puis une prière chiite pour casser le jeûne lors du mois du ramadan et c’est fini pour les religieux. Quant aux communautés qui veulent proposer des émissions en achetant une heure d’antenne par semaine, Tony se fait un devoir d’annoncer au début de chaque émission achetée qu’il n’est pas responsable de son contenu !

Cette radio est une véritable étude sociologique vivante ; petit à petit, elle a réussi à agrandir les horizons de ces communautés souvent conservatrices.

Les communautés arabophones ont appris à se connaître et à connaître leur pays d’accueil à travers des programmations riches et variées qui les ont aidées à évoluer à travers des débats interactifs sur des sujets sensibles, des échanges osés et parfois tabous ou même anodins. C’est que les gens ne se sentent pas « jugés » par leur société d’accueil pour déballer leurs problèmes. Celui de la drogue ou de la radicalisation chez les jeunes, de la violence conjugale, de l’intégrisme religieux, des problèmes d’intégration, etc.

Dans un monde idéal, cette radio devrait aussi exister en français pour que tout le monde puisse profiter de la richesse d’une telle tour de Babel !

Il y a 10 ans, j’ai fait un reportage pour la radio de CBC sur cette première radio commerciale arabophone à Montréal. Je me suis vite rendu compte que le propriétaire et les animateurs de cette radio étaient des personnages à filmer. J’en ai donc fait un documentaire pour Al Jazeera Documentary Channel où je racontais une journée dans une radio de l’immigration arabophone à Montréal avec ses débats, ses communautés, ses défis. Je me souviens des témoignages de quelques Montréalais auditeurs de cette radio. Un entre autres qui me disait : « J’étais un auditeur inconditionnel de Radio-Canada, mais franchement, j’en ai eu marre. Ces médias ne parlent de nous que quand il y a des problèmes. Alors, j’ai décroché et je me suis mis à écouter le 1450AM. Au moins là, je ne me sens pas dénigré en tant qu’immigrant. »

Depuis, il m’arrive encore d’écouter la radio 1450AM, parfois pour ne pas perdre cette langue que j’ai apprise à l’école de mon enfance en Algérie, parfois pour me déhancher sur la programmation musicale du vendredi soir, mais surtout quand les débats dans la tempête du verre d’eau du Québec me désespèrent ! Comme quand un premier ministre attribue tous les torts de notre belle province à l’immigration… au lieu de s’attaquer à l’inflation, aux problèmes de l’environnement, au manque de médecins. Enfin, aux vrais problèmes !

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