Au début des années 1980, le gouvernement québécois a implanté le Conseil des services essentiels, restreignant les droits des prestataires de services publics, spécifiquement dans le domaine de la santé, de réduire l’offre de soins par une grève ou autre arrêt de travail. Ce conseil, à l’approche du renouvellement de conventions collectives, rencontrait les syndicats pour « négocier » les services minimaux devant être pourvus si un conflit de travail survenait.

Cela n’étonnera personne qu’avec les ans, les services requis comme essentiels s’avéraient souvent supérieurs à ceux qui sont généralement offerts, compte tenu des pénuries de personnel. Alors que face à un conflit, les dirigeants se couvrent d’un manteau blanc de sagesse et de probité et brandissent le spectre des pénalités si les décisions du Conseil des services essentiels – aujourd’hui le Tribunal administratif du travail – ne sont pas respectées, il semble que tout ce concept d’essentialité s’amenuise lorsque les mêmes dirigeants sont eux en manquement, n’ayant pas eu la prévoyance pour planifier les services à offrir à la population et pressant le réseau à plus de productivité, voire en appliquant des coupes budgétaires sans considération pour les résultantes.

La productivité est un concept élastique qui dépend énormément des objectifs à atteindre. Économiquement, c’est la capacité de générer des biens ou services, de les vendre et de dégager un profit avec l’investissement proportionnellement le plus bas possible, en assurant le plus grand enrichissement. En santé, la productivité peut se mesurer en nombre de patients traités, en qualité des interventions, en espérance de vie, en respect de normes scientifiques.

L’investissement par habitant pour atteindre les objectifs voulus doit s’ajuster en fonction de variables comme l’âge médian de la population, de maladies émergentes et de critères sanitaires et scientifiques. Il faut seulement avoir des visées claires, ce qui est franchement déficient dans la gestion gouvernementale de la santé.

Ainsi, définir l’essentiel est encore plus nébuleux et se restreint souvent à équivaloir essentiel à soins existants.

Par ailleurs, nombre d’économistes dénoncent les dépenses en santé, pointant notamment le salaire des médecins et le coût des médicaments. Ce sont des arguments qui méritent discussion, mais qui ne peuvent être brandis uniquement pour des intérêts strictement politiques et corporatistes en période de pénurie. Notons que ce ne sont pas les seules parties du budget qui sont en nette progression en santé.

Le coût des médicaments est un poste du budget de la santé en constante progression et représentant un pourcentage de plus en plus significatif des frais de santé. Et il faut noter la dépendance aux compagnies pharmaceutiques qui s’inscrit en conséquence du délaissement par les gouvernements de leur rôle dans le développement de soins nouveaux et novateurs, se contentant d’imposer une réglementation de plus en plus lourde.

Mon propos n’est pas de justifier le coût des médicaments, loin de là, mais il y a raison de commenter le fait que les dirigeants cherchent des subterfuges pour se dégager de leur devoir d’assurer des services devenus essentiels en médication générale et spécialisée. Réitérons que le dossier médicament ne peut être évalué isolément, puisque les traitements oraux et intraveineux font partie de l’arsenal nécessaire pour offrir des soins cohérents et compétents.

Ne perdons pas de vue les délais indus imposés par les autorités pour approuver les nouveaux traitements. Un Conseil des services essentiels renouvelé, neutre et capable de libre arbitre serait en mesure de définir si le Québec agit avec diligence et avec des ressources suffisantes pour rendre disponibles des traitements jugés pertinents par la littérature scientifique et les recommandations d’experts.

En ce qui a trait à la masse monétaire attribuée au corps médical, la majorité de celle-ci représente des frais d’expertise professionnelle, laquelle est de plus en plus diluée par des demandes de justification et des jalons bureaucratiques. Là encore, un Conseil des services essentiels au mandat élargi et possédant une indépendance d’analyse et d’interprétation pourrait statuer sur la pertinence des sommes allouées en fonction de l’offre de soins attendue par le gouvernement, tout en reconnaissant l’imputabilité et la notion de responsabilité directe qui sont aiguës, attendues et contraignantes en pratique médicale.

De plus, la migration de la pratique exige une spécialisation et un devoir de maintien de la compétence de plus en plus pointus qui ont aussi une valeur à monnayer. Alors même que le gouvernement souhaite définir des niveaux d’imputabilité des dirigeants du réseau pour s’absoudre, il demeure le décideur unique des budgets attribués à la santé.

En période de COVID-19, puisque cette maladie mettait en danger l’intégrité sociale et économique, il semble qu’aucune dépense n’était superflue en santé, allant jusqu’à payer 1 milliard de dollars de plus pour des équipements de protection individuels, sans compter les montants pour traiter les patients atteints de COVID-19 avec des médicaments coûteux rapidement développés et approuvés.

Tout à coup, « investir » en santé redevient rentable et n’est plus la dépense que les économistes décrient.

Alors qu’on émerge de la période d’urgence sanitaire, le recensement des priorités du réseau porte à des constats inquiétants sur tout ce qui est essentiel, compromis, laissé pour compte. En ce qui concerne mon champ d’expertise, les ressources en oncologie ne sont clairement pas en rapport avec les besoins, et des patients attendent, parfois sans dénouement, pour des diagnostics, des traitements, bien au-delà des normes scientifiques.

Un Conseil des services essentiels indépendant saurait rapporter les manquements sans simplement compter sur des lettres d’opinion comme la présente, et sachant dégager le vrai du faux des annonces gouvernementales.

Ce que je propose ici s’inscrit dans ce que je demande depuis longtemps, soit de faire de la santé une agence indépendante de l’influence politique, en mesure de déterminer ce qui est possible en fonction des ressources allouées, excluant les attaques gratuites envers des professionnels cherchant à imputer la faute pour se dégager de sa responsabilité propre. Le Conseil des services essentiels revampé pourrait cependant rapidement s’activer pour définir les manques les plus criants et obliger à définir si, par exemple, l’accès à un traitement de chimiothérapie est essentiel et doit être assuré par l’État avec les médicaments appropriés et en temps opportun.

Alors que la plupart des gens pensent que la crise de la COVID-19 est chose du passé en santé, elle ne fait qu’exploser différemment, s’exprimant par des demandes visant à rétablir les urgences, tout en continuant à absorber le fait COVID-19.

« La crise d’hier est la blague de demain », a dit Herbert George Wells. Rien n’est plus faux en santé. Le manque de soins actuel a des répercussions bien nettes sur demain et sur le désir des professionnels de la santé de continuer à s’impliquer et à mettre en jeu leur vocation et leur professionnalisme pour répondre à de basses revendications politiques.

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