Comme Don Quichotte qui livrait bataille aux moulins à vent, le candidat au leadership conservateur Pierre Poilievre s’en prend à la Banque du Canada et réclame la tête de son gouverneur, Tiff Macklem, lui reprochant de faire les basses œuvres du premier ministre Justin Trudeau.

Si d’aventure M. Poilievre réussissait son coup, il précipiterait une grave crise de confiance envers la banque centrale, comme celle de l’affaire Coyne, en 1961, avec des conséquences non moins sérieuses pour la réputation du pays.

À l’époque, un conflit entre James Coyne et le premier ministre conservateur John Diefenbaker a forcé la démission du gouverneur. Son successeur, Louis Rasminsky, a cependant obtenu une modification à la loi de la Banque, consacrant son indépendance opérationnelle, mais réservant au ministre la possibilité de lui donner des instructions écrites, qui doivent être déposées au Parlement.

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Tiff Macklem, gouverneur de la Banque du Canada

Le gouverneur et le ministre ont régulièrement des entretiens privés, mais à ce jour, aucun désaccord n’a justifié de telles instructions, qui ne manqueraient pas de provoquer une nouvelle démission et d’ébranler la confiance des marchés.

M. Poilievre reproche à la Banque d’avoir provoqué la poussée inflationniste actuelle par l’achat inconsidéré d’obligations, afin de financer les folles dépenses du gouvernement. La Banque n’a pas agi avec indépendance et son gouverneur doit être viré, peu importe son mandat inamovible de sept ans.

Une indépendance nuancée

Il est légitime que les élus aient leur mot à dire sur l’objectif principal de l’institution. Le gouvernement et la Banque ont fixé conjointement la cible d’inflation à 2 %, renouvelée tous les cinq ans depuis 30 ans, tant sous les conservateurs que sous les libéraux.

Toutefois, l’expérience a bien démontré qu’il est plus sage de laisser les banques centrales choisir les moyens d’atteindre la cible. Il est bien trop tentant pour des politiciens de retarder le moment de hausser les taux d’intérêt ou d’en limiter l’ampleur, des décisions toujours impopulaires, mais parfois nécessaires pour mater l’inflation.

Regardez en Turquie, où le président Erdoğan lie les mains de sa banque centrale, malgré une inflation de 70 % !

Au cours de mes 17 ans au Comité d’examen de la politique monétaire, présidé tour à tour par les gouverneurs David Dodge, Mark Carney et Stephen Poloz, personne n’a jamais invoqué une préférence du gouvernement au sujet d’une décision sur les taux d’intérêt.

Seules les considérations économiques et financières furent prises en compte.

Cependant, la Banque ne jouit pas de la même indépendance dans ses autres rôles. En matière de stabilité financière, la responsabilité est partagée avec le ministère des Finances, le Bureau du Surintendant des institutions financières, la Société d’assurance-dépôts et les grandes commissions de valeurs provinciales, dont l’Autorité des marchés financiers.

Mais seule la Banque peut créer des liquidités illimitées pouvant assurer le bon fonctionnement des marchés en période de crise ou aider une banque faisant l’objet d’une course sur ses dépôts. Ses prêts sont toujours accordés en contrepartie de solides garanties.

La Banque du Canada est aussi l’agent financier du gouvernement fédéral. Elle le conseille, mais suit ses instructions pour la gestion de ses liquidités, des réserves de change et l’émission de ses obligations.

Elle jouit d’une grande autonomie pour la conception des billets de banque, mais le gouvernement choisit les personnages historiques et les symboles qui les illustrent.

Mais au chapitre de la conduite de la politique monétaire, la Banque jouit d’une indépendance absolue, quoiqu’elle vienne avec un devoir de transparence et de reddition. Jadis cachotières, les banques centrales s’efforcent aujourd’hui d’expliquer leurs vues sur la place publique et s’exposent à toutes les critiques, y compris les plus farfelues de M. Poilievre.

La coordination des politiques

Les deux grands leviers complémentaires de stabilisation économique sont la politique monétaire, du ressort de la banque centrale, et la politique budgétaire, qui relève des gouvernements fédéral et provinciaux. La Banque du Canada intègre dans ses modèles l’effet anticipé des annonces budgétaires, afin de calibrer son taux directeur. Le gouvernement décide des taxes et des dépenses ; la Banque s’ajuste en conséquence.

La règle implicite de ce partage des responsabilités veut que le gouverneur ne se prononce pas sur l’à-propos des décisions du ministre des Finances et que celui-ci s’abstienne de commenter publiquement les décisions de la Banque.

Le grand confinement de la COVID-19 a exigé partout dans le monde des mesures exceptionnelles, heureusement complémentaires. Ici, le fédéral a ouvert les vannes pour soutenir le revenu des personnes et des entreprises et assister les provinces aux prises avec une explosion des dépenses de santé.

La Banque du Canada a abaissé son taux directeur proche de zéro et procédé à des achats massifs d’obligations sur le marché secondaire afin d’assurer la liquidité des marchés, puis de réduire les taux sur toutes les échéances. Son but : limiter les dégâts, ensuite favoriser la relance. Faciliter les emprunts gouvernementaux fut un effet secondaire, quoiqu’avantageux.

Rappelons-nous que l’économie sombrait rapidement et que les prix reculaient, faisant craindre une déflation, dont il aurait été difficile de s’extirper.

La forte inflation mondiale a donc surpris au sortir de cette crise sans précédent. La demande refoulée des consommateurs a rebondi rapidement avec le déconfinement et les chaînes de production restent disloquées par la pandémie. S’ajoute maintenant un choc sur les prix de l’énergie, des métaux et des aliments de base provoqué par la guerre en Ukraine.

L’achat d’environ 400 milliards de dollars d’obligations fédérales dénoncé par M. Poilievre a été un élément important du stimulus monétaire, que la Banque s’emploie maintenant à renverser. Mais comme l’essentiel de cet argent se retrouve sous forme de réserves que les banques commerciales ont dans leur compte à la Banque du Canada, il ne contribue en rien à la hausse des prix.

L’inflation depuis 30 ans a été en moyenne remarquablement proche de 2 %. Le bond actuel menace la crédibilité de la Banque du Canada, mais celle-ci n’a pas besoin de critiques à l’emporte-pièce pour s’attaquer à l’inflation. C’est dans son ADN.

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