Le Canadien vient d’obtenir le premier choix au repêchage de la LNH pour la troisième fois depuis sa mise en place en 1963. L’acquisition des choix de 1971 et de 1980 était le couronnement de brillantes stratégies. Le cas de Guy Lafleur a été largement documenté.

La transaction de 1976 qui a donné le premier choix de 1980 l’est moins ; c’est pourtant Wayne Gretzky qui était visé. Il ne sera toutefois jamais repêché. Le Canadien a fait une transaction en 1981 avec Hartford pour le premier choix de 1984 (Mario Lemieux), mais les Whalers, mauvais joueurs, n’auront pas l’élégance de finir derniers l’année convenue. Ces DG du Canadien étaient un mélange de Wolves of Wall Street, de grands maîtres et de parrains, avec des résultats à l’avenant.

En 2022, le Canadien ne doit son premier choix qu’à sa turpitude – et à un peu de chance. C’est encourageant de constater que ce fleuron progresse, et avec lui toute la nation.

Le Canadien a amorcé cette descente vers la médiocrité précisément en 1980, en ratant à la fois Gretzky et Denis Savard (choisi deuxième). En 1971, il ne s’était pas trompé. On peut discutailler – dans une perspective uchronique fascinante – à savoir si Marcel Dionne, le deuxième choix, aurait eu la carrière de Lafleur, l’eût-il passée à Montréal plutôt qu’à Los Angeles ; Lafleur serait-il devenu le héros national qu’il est, s’il avait réalisé ses exploits (ou pas !) dans un club d’expansion, comme Dionne (ou même Gilbert Perreault) ? Cela n’enlève de mérite à personne : ils sont tous devenus des géants. C’est la vision romantique du sport ; il en est une plus clinique.

PHOTO JEAN GOUPIL, ARCHIVES LA PRESSE

Séance de repêchage à l'hôtel Le Reine Elizabeth, en 1981. Lors de la première ronde, le Canadien avait opté pour Mark Hunter (7e rang), Gilbert Delorme (18e rang) et Jan Ingman (19e rang).

Dans celle-ci, les joueurs sont des actifs, comme des valeurs mobilières. Les rangs au repêchage s’apparentent à des options sur actions. Ces actifs s’acquièrent, prennent de la valeur ou se déprécient ; ils se vendent, ils se swappent, ils s’échangent au moment opportun. La production sur la glace est l’encaisse de dividendes. Quand le gain anticipé d’une transaction est supérieur à celui des dividendes à venir, il est le plus souvent liquidé.

Or, le paradoxe inhérent aux transactions pour les actifs sportifs est le même que celui observé pour les titres en Bourse : pour chaque vendeur, il se trouvera un acheteur qui croira davantage que lui en l’actif échangé (puisqu’il prend une décision opposée à celle du vendeur). Pourtant, il s’agit bien du même actif. Daniel Kahneman, Nobel d’économie, voit dans cette contradiction une faille dans la rationalité des acteurs économiques ; les acheteurs, selon lui, voient leur perspective faussée par ce qu’il nomme l’heuristique d’affect. Les acheteurs, de surcroît placés en concurrence, sensibles à divers biais d’ancrage et autres effets de halo, ont une propension à payer trop cher. En somme, ils sont aveuglés par l’émotion.

Les directeurs généraux, de leurs forts qui dominent la plaine, tombent parfois en amour avec leurs chevaux, comme les investisseurs avec leurs titres. Il ne faut tomber en amour ni avec ses titres ni avec ses chevaux. Ni avec les choix.

J’ai quantifié la valeur des choix au repêchage dans le livre La puck roulait pas pour nous autres. La valeur du deuxième choix atteint 85,3 % de celle du premier. La valeur du troisième atteint 78,8 %, et celle d’un choix de fin de première ronde, 22,2 %. Michael E. Schuckers, dans un exercice analogue, a obtenu des résultats semblables. Ces chiffres ne sont pas applicables lorsque se pointe un joueur dit « générationnel » ; or, ce n’est pas le cas en 2022. Les mérites respectifs des trois premiers choix pressentis font débat.

Nous resterons cois sur la valeur de ces jeunes hommes sur les plans humain et sportif. C’est une expertise qui appartient à d’autres. Or, leur valeur comme actifs doit aussi être évaluée.

Admettons que le joueur A soit « le meilleur ». En termes boursiers, son action vaut 100 $ ; celle des joueurs B et C, 85,30 $ et 78,80 $. Les dividendes anticipés sont comparables. Choisir l’action de 100 $ le jour du repêchage pour réaliser un gain journalier de 14,70 $ est aller vite en besogne. Combien payerait New Jersey (deuxième choix) ou Arizona (troisième choix) pour obtenir ce premier choix ? Quelle est la prime du marché pour un swap de rangs ? L’écart serait vite couvert : le premier choix est un actif avec du glitter. Les propositions peuvent venir des rivaux ; auquel cas le prix monte. Obtenir un choix de première ronde en 2023, par exemple, peut potentiellement valoir à lui seul… 100 $.

En réalisant ce swap, le Canadien pourrait facilement obtenir plus que la valeur du premier choix, et ce, en jouant sur l’irrationalité avérée des acheteurs en pareilles circonstances. Il obtiendrait l’un des trois meilleurs joueurs disponibles (qui sait, le meilleur), plus un actif de valeur supérieure à l’écart entre eux. Ce serait un coup de poker digne de la grande tradition de roublardise des directeurs généraux du Canadien. Ils ne gagnaient pas en jouant safe.

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