Ainsi donc, Elon Musk, l’homme le plus riche au monde, cet ovni milliardaire, a décidé de s’offrir la plateforme Twitter pour 44 milliards de dollars. Elon fascine. Il en fait rêver plusieurs par sa fortune, ses accomplissements ; la Tesla, les vols SpaceX, l’invention du système de paiement PayPal, par ses fantasmes ; implanter une puce dans le cerveau, par ses propos parfois extrêmes. Surtout, je crois, par son insolente liberté. Celle que procure une fortune infinie.

C’est justement cette liberté absolutiste qu’il promet à Twitter. Une liberté reconquise, après des tentatives de régulation imposée aux utilisateurs délinquants. Mais qu’on ne se méprenne pas, la liberté de Musk ne ruisselle pas automatiquement sur ses admirateurs ordinaires. Sa liberté totale est inaccessible, au-delà de la morale. Elle fait rêver le foules, et fait de Musk un héros taillé sur mesure pour ces temps hyper individualistes.

C’est quand même épatant, la synchronicité. Musk s’empare de Twitter au moment où on y fait l’éloge final de Guy Lafleur, héros lui aussi, bien plus modeste, mais héros d’un peuple. Héros d’un presque pays à une époque où le groupe était important. Il a incarné ce Québec jeune, gagnant, frondeur ; celui d’individus qui se regroupent et comptent. Il était un héros accessible, qui parlait aux gens ordinaires qui l’adoraient. Il a fait rêver grand. Sa mort marque la fin d’une époque. Après lui, les hockeyeurs sont devenus les disciples en patins de l’ultra-libéralisme.

Musk et Lafleur incarnent deux facettes du rêve. Car à quoi rêvons-nous, au fond ? À quoi aspirent les foules ? À sortir de l’ordinaire, à s’élever, littéralement.

Elon Musk propose justement ça aux milliardaires : s’envoyer en l’air, quelques kilomètres au dessus du désert de Mojave. Fuir verticalement l’ordinaire.

L’ordinaire est donc la toile de fond dont nous extirpent les héros.

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Guy Lafleur face au gardien Ron Grahame des Bruins de Boston en finale de la Coupe Stanley, le 23 mai 1978, au Forum de Montréal

Mais qu’en est-il de cet ordinaire, qui devient, au fil du temps, de plus en plus lourd à gérer pour une vaste partie de nos concitoyens, voisins, familles, y compris pour les membres de la classe dite moyenne ? L’ordinaire devient hors de portée pour plusieurs. Le coût du logement, même locatif, même modeste, le prix des denrées, surtout essentielles, le prix de l’essence, quand l’auto est nécessaire aux déplacements quotidiens hors des grands centres, la difficulté d’accès aux soins de santé, les écoles déglinguées, le décrochage scolaire. La peine. La lourdeur de vivre. L’ordinaire.

On se prend les inégalités économiques et culturelles en pleine gueule. C’est le grand retour des classes sociales, qu’on croyait disparues avec la fin des idéologies. Mais non ! La réalité a la couenne dure, malgré les rêves saupoudrés partout, dans tous les recoins de nos existences économiques. Mais ce n’est pas le retour de la LUTTE DES CLASSES, car d’une caste à l’autre, l’idéologie n’est pas si différente. Pauvres, appauvris ou nantis, nous aspirons tous un peu à ce que Musk veut pour lui et ses amis insolemment friqués ; l’argent infini et la liberté brutale qui vient avec. C’est le retour des classes sociales, du réel brut, âpre et cruel. L’ordinaire se délite et s’éloigne du rêve, de plus en plus inaccessible.

Guy Lafleur appartient à une époque où l’ascenseur social fonctionnait. Où, sans renier leur milieu d’origine, plusieurs pouvaient aspirer à mieux.

C’est l’ensemble de la société qui, par l’éducation, les progrès collectifs, ses convictions, tirait ses meilleurs éléments vers le haut, qui eux, redonnaient au groupe par la suite. Le rêve était possible.

Aujourd’hui, certains des plus cassés, des plus paumés communient au premier rang à la philosophie libertarienne de Musk. Ses plus grands fans, les plus heureux de la liberté « retrouvée » sur Twitter, les admirateurs de ses fusées et de ses provocations ne sont pas que ses amis les plus fortunés. Ce sont des ordinaires. Son insolente, son ostentatoire liberté, celle que ne procure que l’argent et le pouvoir infinis, n’est à la portée de personne. Personne que nous connaissions. Est-elle même souhaitable ? La liberté absolue n’est plus de la liberté, c’est la brutale loi du plus fort.

L’ascenseur social ne monte plus très haut. Le système est bloqué, les très riches y sont pour beaucoup. Musk, certes, mais Bill Gates, les entreprises géantes qui achètent massivement terres agricoles et maisons aux États-Unis, devraient nous inquiéter quant aux impacts sur la vie quotidienne. L’ordinaire est menacé par les hyper riches… qui font rêver ! Mais lorsque le rêve est paralysant et les héros inaccessibles, il se peut qu’on se magasine de la frustration et du ressentiment.

Elon Musk prétend libérer pour notre bien un oiseau bleu. Guy Lafleur, lui, donnait des ailes…

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