Malgré l’importante levée de boucliers suscitée par le contenu du Projet de loi no 32 sur la liberté académique dans le milieu universitaire1, tout porte à croire que le gouvernement souhaite l’adopter avant la fin de la présente session parlementaire, à la mi-juin, lui qui vient tout juste d’annoncer une journée d’audiences en commission parlementaire sur le sujet le 10 mai prochain.

Or, considérant l’ampleur des problèmes affectant la première mouture de ce projet de loi, celui-ci doit faire l’objet d’une refonte en profondeur et ne peut pas être adopté à la sauvette avant la prochaine campagne électorale provinciale.

De tous les problèmes qui minent ce projet de loi, qui est aux antipodes des critères mondiaux qu’on retrouve dans la Recommandation de 1997 de l’UNESCO sur l’enseignement supérieur, un des plus inquiétants est sans doute de faire entrer, au sein des universités québécoises, les problèmes associés à l’obligation de loyauté dans le secteur public.

Consultez la Recommandation de 1997 de l’UNESCO sur l’enseignement supérieur

L’omerta de l’obligation de loyauté

On l’a vu (et décrié) au cours des dernières années, l’établissement d’une certaine dérive jurisprudentielle découlant de l’obligation de loyauté2 s’est peu à peu imposée dans les règles régissant les rapports de travail dans le secteur public. En quelques mots, cette jurisprudence interdirait aux agents de l’État de critiquer publiquement l’institution pour laquelle ils travaillent, de la même manière qu’elle restreint le droit d’un salarié d’une multinationale de nuire à l’image de l’entreprise.

Cette dérive, qui a fait l’objet de nombreuses controverses au cours des dernières années – il suffit de penser aux cas de l’agronome Louis Robert ou de l’enseignante Kathya Dufault –, constitue un obstacle important à la capacité des citoyens d’être informés de dysfonctionnements au sein de certaines institutions publiques3. Pour cette raison, les ministres Roberge (Éducation) et McCann (alors ministre de la Santé) avaient promis de s’attaquer, en 2018 et en 2019, à la source de cette même dérive, qu’ils avaient alors qualifiée d’« omerta » ou « loi du silence ».

Ces promesses n’ayant pas été suivies d’actions concrètes de leur part, cette situation déplorable perdure dans ces deux secteurs. Maintenant que l’enseignement supérieur relève d'elle, le comble de l’ironie serait que la même ministre qui n’a pas respecté son engagement de mettre un terme à l’omerta dans le secteur de la santé… soit responsable de son introduction au sein des universités !

Or, c’est exactement ce que pourrait produire la mouture actuelle du PL 32.

La liberté universitaire soumise à l’obligation de loyauté

Similaire à la liberté de la presse, qui a vocation de protéger des institutions et individus chargés de fournir des informations d’intérêt public à la population, la liberté académique, pour être effective, doit offrir une protection aux universités ET une protection individuelle aux universitaires qui y travaillent.

Si le premier volet, institutionnel, doit assurer que les universités puissent mener à bien leur mission d’intérêt public sans ingérence de la part de l’État ou de groupes d’intérêts, le second doit assurer une protection individuelle aux universitaires contre des pressions qui pourraient être exercées à leur encontre, de l’extérieur ou de l’intérieur des institutions au sein desquelles ils travaillent.

C’est justement pour assurer cette co-protection que, tant la Recommandation de 1997 de l’UNESCO que les projets de loi proposés, en 2021, par la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU) et le rapport de la commission Cloutier sur la liberté académique4 établissent clairement des jalons permettant d’assurer la prépondérance de la liberté universitaire pour tout litige concernant l’enseignement ou la recherche des professeurs et chargés de cours.

Ces jalons incluent notamment l’énonciation spécifique, dans toute définition de la liberté académique, du droit des titulaires de cette liberté : « d’exprimer [leur] opinion sur l’établissement ou le système au sein duquel [ils] travaillent » 5.

Or, malgré cette recommandation très claire formulée par les trois documents phares qui ont précédé le dépôt du PL 32, le gouvernement a fait le choix de ne pas intégrer ce passage fondamental dans sa définition de la liberté académique ; la limitant plutôt au droit des universitaires : « de critiquer la société, des institutions, des doctrines, des dogmes et des opinions ; » [mes soulignés].

Cette exclusion délibérée est lourde de conséquences, puisqu’elle ouvre la porte, sans devoir l’écrire, aux dérives de l’obligation de loyauté au sein d’un projet de loi qui devrait pourtant avoir pour objectif de les tenir à l’écart.

Les lois québécoises s’interprétant les unes par rapport aux autres, le droit de critiquer « des institutions » devra ainsi être modulé en vertu de l’obligation de loyauté imposée par le Code civil du Québec. Autrement formulé : l’effet net d’une adoption du PL 32, dans son état actuel, aurait pour effet de soumettre la portée de la liberté universitaire à cette fameuse obligation de loyauté.

À quelques jours du début d’un processus parlementaire qui pourrait déboucher sur l’adoption rapide d’une loi qui, sans changements substantiels, constituerait un recul pour la liberté académique des universitaires, il est important de rappeler avec force que, par nature, toute intervention législative d’un gouvernement sur cette question ne peut être faite qu’avec la plus grande prudence.

Cette prudence exige, minimalement, de ne pas jouer à l’apprenti sorcier en charcutant les recommandations équilibrées d’une commission qui, justement, avait été mise sur pied pour déterminer les mesures légitimes pouvant être adoptées pour renforcer la protection de cette liberté fondamentale. Et, il va sans dire, de se donner le temps nécessaire pour corriger les nombreuses lacunes du PL 32 qui, dans son état actuel, va créer un mal beaucoup plus grand que celui auquel il souhaite s’attaquer.

1. Voir notamment la résolution du Conseil fédéral de la FQPPU, adoptée à l’unanimité le 22 avril dernier et appuyée tout aussi unanimement par le Conseil fédéral de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (28 avril 2022), qui dénonce le caractère inacceptable du PL 32 dans sa forme actuelle.

Consultez la résolution du Conseil fédéral de la FQPPU Lisez le texte « Du Rapport Cloutier au PL 32 sur la liberté académique : méchante débarque ! » Lisez le texte « La vraie menace provient-elle du projet de loi 32 ? »

2. Imposée à tous les salariés québécois par le truchement de l’article 2088 du Code civil du Québec : « 2088. Le salarié, outre qu’il est tenu d’exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et honnêteté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail. »

3. Sur cette question en particulier, voir notamment : « La culture du silence et le devoir d’envergure » de Louis-Philippe Lampron, publié dans les blogues de Contact le 11 mai 2020

Lisez le billet « La culture du silence et le devoir d’envergure »

4. Présidée par l’ancien ministre péquiste et actuel vice-recteur aux affaires internationales de l’Université du Québec à Chicoutimi, Alexandre Cloutier, la Commission a comme titre complet : Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire.

Consultez les projets de loi proposés par la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU) Consultez le rapport de la commission Cloutier sur la liberté académique

5. Nous reprenons ici la formule utilisée par les auteurs du rapport Cloutier dans leurs recommandations en ce qui concerne la définition de la liberté universitaire (voir les pages vi, 45, 58 et 62 de ce même rapport).

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