C’est après-demain que 1 762 000 Québécois feront leur deuil de District 31. J’en serai. Par ses qualités innombrables, la quotidienne de Luc Dionne aura réussi à nous fédérer.

Psychologiquement, elle aura fait fort. En six saisons, l’auteur aura décortiqué les enjeux auxquels fait face la société actuelle, un monde complexe dans toutes les teintes de gris, des valeurs en crise. Il a créé une galerie de personnages, dont la complexe figure du commandant Chiasson, refuge paternel fort, mais ambigu.

District 31 a su toucher une corde sensible. C’était plus qu’un feuilleton ; c’était une lecture moderne de la société.

C’est la fin de quelque chose, bien plus encore que la fin d’une série aimée. Car la télévision est en mutation, pas qu’au Québec, mais le phénomène est particulièrement important ici, la télé québécoise ayant traditionnellement été un outil et un vecteur de lien social.

Ceux qui regardent la télé sont vieux, à l’échelle des standards des diffuseurs. Ils consomment moins, ne dictent plus les tendances, donc sont moins rentables, en gros. District 31, avec ses parts de marché sidérantes, échappait largement à cette fatalité.

N’empêche que 1,6 million de téléspectateurs en moyenne, si fidèles soient-ils, ne sont qu’une partie des 8 millions de Québécois. Plusieurs ne regardaient pas, et ça n’a rien à voir avec les qualités intrinsèques de la série. Plutôt avec le fait qu’en 2022, une large part de la population a lâché la télévision, du moins, sa version traditionnelle, à jour et à heure fixes. Question d’âge, très souvent. En bas de 40 ans, plusieurs n’ont même plus d’appareil. C’est générationnel. Les contenus sont offerts sur une panoplie de plateformes, au moment voulu. On échappe au diktat des diffuseurs, qui ne savent plus quoi inventer pour que leur contenu soit vu. Pour faire recette, on divise dans les faits le bassin de téléspectateurs à l’extrême, on s’adresse à des « segments », et on déconstruit la solidarité.

Il y a aussi une question de langue et de culture. Notre riche offre francophone n’est pas consommée par tous. Tous ne se retrouvent pas dans nos histoires, notre star system consensuel.

Il y a toujours de beaux cas d’intégration culturelle par l’écoute de la télé, mais la consommation se vit de plus en plus en mondes parallèles qui ne se mêlent pas. Ajoutez ceux qui, nombreux, se méfient des médias traditionnels et qui trouvent leur information et leur divertissement ailleurs.

Tout ça parle de l’état de notre société ; en recomposition idéologique, traversée par d’innombrables clivages, par des fractures profondes. Un monde individualiste, où la culture se consomme à la carte, voire en silo, où notre âge nous isole quant à notre consommation et notre compréhension médiatique.

Jusqu’à il y a peu, peut-être 15 ou 20 ans, et pendant très longtemps, plusieurs décennies, la télévision fabriquait du référent commun. Elle parlait à tous, et tous partageaient un tronc commun de références. On se comprenait avant même d’avoir ouvert la bouche. La société était certes moins complexe, plus homogène. Elle a bien changé, et on ne s’en plaindra pas ici !

J’avancerai que District 31 aura probablement été un de ces derniers rendez-vous si hégémonique, si rassembleur, hormis certains matchs de hockey, les élections, En direct de l’univers, ou de grands événements que tous regardent en même temps. Ces moments où c’est plus fort que nous, nous faisons corps devant le même petit écran. Le déplacement ne s’est pas fait vers UN autre média, mais vers une multitude de sources.

Nous assistons en accéléré à une atomisation de la production et de la consommation médiatiques, conjuguée à une méfiance et à un désintérêt envers elle. District 31, par sa force, sa qualité et ses racines qui puisent dans notre subconscient collectif, aura été l’un des derniers représentants modernes de cette télé rassembleuse.

Elle aura créé des souvenirs, des liens, des expressions partagées. Jeudi, ce sera la fin d’une série culte. C’est aussi un peu la fin d’un type de télévision qui fait société. Il y aura encore plein de séries et d’émissions populaires, le talent pullule, ici. Mais démographiquement, culturellement, techniquement, ce sera de plus en plus compliqué. Les succès, car il y en aura, seront plus nichés. Je pressens aussi que c’est pas mal la fin généralisée du consensus bon enfant québécois, et pas qu’à la télé… Le repli et la fracture font désormais partie de notre ADN.

District 31 nous laisse orphelins. Chiasson part, et c’est rudement symbolique. Allez, on se commande de la poule pour le dernier épisode. Ensemble.

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