En 1960, un scientifique américain nommé Roger Payne, qui travaillait sur les ultrasons utilisés par les chauves-souris pour s’orienter, décida d’enquêter sur des échos présents abondamment dans des enregistrements de la US Navy. L’armée américaine, qui épiait les mouvements des sous-marins, avait trouvé dans ses bandes des sonorités qui n’avaient rien à voir avec des déplacements d’hélices ou des bruits de moteurs. Talentueux chercheur, Payne découvrit rapidement que les sons étaient des mélodies de rorquals à bosse.

Ces mammifères marins ont des chants atypiques qui voyagent sur quelques kilomètres dans la mer. Chaque groupe développe des vocalises qui peuvent aussi être imitées par les autres. Le chercheur mélomane décida ensuite de mettre les chants de rorquals sur des vinyles. Une musique qui suscitera rapidement un intérêt chez les adeptes de la contre-culture des années 1970. Ce contact intime avec les baleines changera les perceptions de beaucoup de jeunes qui interprétèrent les mélodies marines comme des cris de détresse, des appels à l’aide.

C’est de cette façon, entre autres, que naîtra le militantisme contre le massacre dont les baleines faisaient l’objet dans les océans depuis trop longtemps. La chasse aux baleines sera d’ailleurs une priorité pour le mouvement Greenpeace, né en 1971. Une organisation dont Steven Guilbeault était un des militants les plus actifs et spectaculaires au Canada. Du moins, avant qu’il ne succombe à la tentation d’aller changer le système de l’intérieur. Ce qui est, il faut le souligner, une entreprise des plus louables.

Aussi, contrairement aux écologistes qui se désolent déjà devant sa performance à la tête du ministère de l’Environnement et du Changement climatique, j’ai toujours pensé que Steven Guilbeault était allé en politique pour les bonnes raisons. Cela dit, il lui faudra attacher sa tuque avec de la broche, car la protection de l’environnement est rarement la priorité de la très grande majorité des gouvernements qui cherchent à se faire réélire. Aussi, comme bien d’autres environnementalistes qui ont fait le saut avant lui, Steven risque bientôt, si ce n’est pas déjà fait, de se heurter au mur séparant ses rêves du politiquement possible. En France, ce décalage entre les bottines et les babines avait poussé Nicolas Hulot, un autre environnementaliste convaincu, à quitter avec fracas le gouvernement Macron.

Pour le caribou

Maintenant, pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça ? Parce que le 12 avril, on apprenait que, insatisfait de la vitesse de travail du gouvernement Legault dans le dossier entourant la protection du caribou, Ottawa envisageait d’imposer un décret inédit lui donnant le droit de gérer lui-même les territoires habités par cette espèce au bord du précipice. L’ultimatum a donc été lancé par Steven Guilbeault au ministre québécois des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour. Une missive qui a été d’ailleurs bien accueillie par Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs (SNAP) Québec.

S’il y a une certitude largement partagée par les écologistes voués à la protection de la biodiversité au Québec, c’est que l’insaisissable Pierre Dufour semble préférer le bois mort à la protection des forêts.

S’inscrivant dans la même ligne de pensée, M. Legault a plaidé pour l’équilibre entre économie et écologie dans le dossier du caribou. Pourtant, si la formule paraît bien sage, la vérité est que lorsqu’on veut penser plus loin que deux générations, il faut dans certains cas se grouiller de choisir l’écologie. À moins, évidemment, d’avoir une vision trop anthropocentrique de l’existence.

Autrement dit, de penser que cet extraordinaire tableau qu’est la biosphère a été cogité sur plus de 3,5 milliards d’années juste pour servir les besoins, les caprices, la gourmandise, l’ego et l’insatisfaction du genre humain.

Le nombril de Sapiens

Quand on y pense, le caribou était ici bien avant l’aventure de Sapiens en Amérique. Alors, ce n’est pas parce qu’il n’est pas humain qu’il faut fouler aux pieds son droit d’exister et de perpétuer ses gènes dans ces écosystèmes.

Dans le fond, l’écologisme, c’est juste un projet qui propose aux humains d’arrêter de se regarder le nombril et d’embrasser une vision plus large et durable de la Terre. Bref, de briller par leur pouvoir avec un peu plus d’intelligence et de bienveillance au sommet de l’arbre généalogique du vivant.

Maintenant, permettez-moi de dire pourquoi j’ai un grand malaise à entendre Guilbeault déchirer sa chemise dans ce dossier. Au-delà de la joute politique sur fond d’ingérence et de centralisation, le hic de son annonce se trouve dans le timing. En effet, il arrive juste pendant qu’on essaye encore de digérer sa surprenante décision d’autoriser un gigantesque projet pétrolier au large de Terre-Neuve-et-Labrador. Gageons ici qu’il a cédé au diktat de la croissance économique, ce paradigme de nos sociétés qui mène tranquillement la biosphère au bord du gouffre. Pour gagner des élections, il faut créer de la croissance économique et, pour créer de la croissance économique, il faut très souvent fermer les yeux sur la protection de l’environnement.

Coincé dans ce cercle vicieux et autodestructeur, un écologiste à la tête du ministère de l’Environnement, si militant soit-il, finit par prendre son trou devant les ministres qui s’occupent des finances et de l’économie.

Plus dommageable encore, parfois, la pression sur l’écologiste est si forte qu’il est forcé de prendre des décisions aux antipodes de ses convictions. Par exemple, qui peut vraiment croire que dans son for intérieur, Steven Guilbeault pense qu’autoriser ce gigantesque projet pétrolier dans un écosystème aussi fragile était l’idée du siècle ? Avant Steven Guilbeault, dans la même position, Catherine McKenna a connu la traversée du désert à l’Environnement. Prise avec l’oléoduc que son gouvernement venait d’acheter et forcée de pédaler pour faire avaler cette grosse couleuvre à la population, son malaise est devenu ostensible.

Le péril de l’« effet limousine »

À coups de contorsions intellectuelles, Catherine McKenna décida quand même de défendre les nombreuses incohérences de Justin Trudeau sur le dossier environnemental. Une pénible posture qui avait fini par la rendre méconnaissable aux yeux des écologistes se demandant si l’« effet limousine » n’avait pas corrompu ses convictions. Même le sage David Suzuki est sorti de sa retenue habituelle pour la critiquer ouvertement.

Malheureusement, l’étoile de Steven Guilbeault a commencé aussi à perdre de son éclat depuis quelques semaines. « Oui Steven, la protection du caribou est très importante et mérite d’être poussée ! Mais, il ne faut pas oublier qu’elle s’inscrit aussi dans quelque chose de plus grand qui est la dramatique crise environnementale et écologique que nous traversons et qui emporte plus d’une centaine d’espèces par jour selon certaines estimations. Ce gigantesque défi nécessite surtout une approche systémique et votre nouveau projet d’exploitation d’hydrocarbures de Bay du Nord ne fait certainement pas partie de la solution. »

Malgré ce grand faux pas, je souhaite quand même à Steven Guilbeault de ne jamais se laisser endormir par l’« effet limousine », cette force obscure qui peut provoquer de surprenantes métamorphoses. Pour cause, je pense qu’il est allé en politique pour véritablement essayer de changer les choses même s’il peine à protéger avec panache.

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