Félicitations aux journalistes canadiens ! Le Parlement semble sur le point d’adopter une mesure qui permettrait d’extraire des millions de dollars de Facebook et de Google et d’envoyer cet argent aux organismes de presse. Si vous croyez, comme moi, qu’une presse saine est essentielle à la démocratie, cela semble probablement être une excellente idée.

Le projet de loi est basé sur le Code de négociation pour les médias d’information (News Media and Digital Platforms Mandatory Bargaining Code) australien, qui est entré en vigueur il y a un an et qui a généré environ 200 millions de dollars pour les entreprises de presse, dans un pays dont la population représente les deux tiers de celle du Canada. Je viens de rentrer de six semaines passées à Sydney, où j’ai interrogé1 des dizaines de responsables de salles de presse, de fonctionnaires et d’autres personnes pour savoir comment le système australien fonctionne.

Quelques bonnes nouvelles sont au rendez-vous.

Au fur et à mesure que l’argent a afflué, les entreprises de médias ont renforcé leurs équipes de journalistes.

L’Australian Broadcasting Corporation, le plus grand diffuseur public du pays, a utilisé les fonds pour embaucher 50 journalistes dans les régions éloignées. L’argent des Big Tech a été un facteur clé dans l’augmentation du personnel du Guardian Australia, qui est passé de 70 à plus de 100 personnes en un an seulement.

Mais le système australien présente certains problèmes ; espérons que le Canada en tirera des leçons.

Voici comment le système fonctionne : le gouvernement australien exige de Facebook et de Google qu’ils négocient avec les entreprises de presse, en vertu du principe contestable selon lequel les grandes plateformes tirent beaucoup de valeur de la diffusion de contenu, y compris les grands titres et les extraits, sans payer pour ce privilège. Si une entreprise technologique ne peut ou ne veut pas conclure un accord, elle peut être « désignée » par le ministre des Finances (Treasurer) du pays, ce qui déclenche un processus d’arbitrage contraignant dans lequel chaque partie présente une offre, dont l’une doit être acceptée.

Dans un premier temps, la Silicon Valley s’est battue avec acharnement contre la loi australienne – Facebook a même interdit l’accès aux informations sur sa plateforme et, ce faisant, a réussi à réduire au silence les sites d’intérêt public traitant de sujets aussi divers que la COVID-19 ou les victimes de violences sexuelles. Mais les deux entreprises ont fini par s’y faire.

Dans le processus, les grandes entreprises comme News Corp de Rupert Murdoch ont reçu des dizaines de millions de dollars, tandis que certains petits journaux reçoivent environ 50 000 $ par an.

En contrepartie, les organismes de presse font souvent un travail minimal, comme la publication de titres sur la vitrine de Google News, qui connaît un faible trafic.

Si tout cela semble vague, c’est parce que ça l’est – intentionnellement. En raison d’accords de non-divulgation stricts, nous ne savons pas exactement combien Facebook et Google ont payé aux organismes de presse ni quels critères ils utilisent. Nous ne savons pas non plus si les dirigeants des médias dépensent cet argent pour embaucher de nouveaux journalistes, faire grimper le cours de l’action ou augmenter leurs propres salaires.

Certains organismes d’information dignes de ce nom ont été exclus, et ils ne savent pas pourquoi. SBS, un grand diffuseur public qui se concentre sur les communautés multilingues et multiculturelles d’Australie, a reçu de l’argent de Google mais rien de Facebook. Ses dirigeants sont déconcertés, et Facebook a choisi de ne pas expliquer sa décision.

Le gouvernement australien pourrait obliger les entreprises technologiques à en faire plus, mais tant que les puissantes entreprises de médias sont satisfaites des accords existants, les régulateurs ne ressentent guère de pression pour en imposer de nouveaux.

À plus long terme, certains craignent que les médias ne développent une dépendance malsaine vis-à-vis des grandes entreprises technologiques. Matt Nicholls est rédacteur en chef du Cape York Weekly, un petit journal du Queensland, en Australie. Il s’inquiète de ce qui pourrait se passer dans plusieurs années.

Et si Google décide que c’est une mauvaise affaire pour eux ? Si vous avez besoin du financement de Google pour soutenir votre journalisme, ce n’est pas viable.

Matt Nicholls, rédacteur en chef du Cape York Weekly

Le projet de loi canadien2 comprend une disposition qui exige un rapport annuel d’audit sur les paiements des entreprises technologiques. On ne sait pas exactement quelles informations cela va révéler, mais c’est un pas dans la bonne direction.

De nombreux organismes de presse locaux sont en difficulté ces jours-ci, car les publicités imprimées ont fondu et les revenus numériques n’ont pas comblé l’écart. Il est compréhensible que les journalistes considèrent Facebook et Google comme une mine d’or pour les aider à combler ce manque à gagner. Mais si le Canada veut imiter le système australien, les législateurs doivent veiller à ce que nous puissions voir qui est payé, qui ne l’est pas et si ces fonds contribuent réellement à donner au public le journalisme dont il a besoin.

* Bill Grueskin a été rédacteur en chef au Wall Street Journal, au Miami Herald et à Bloomberg News. Le travail de Bill Grueskin en Australie a été soutenu par le Judith Neilson Institute for Journalism and Ideas.

1. Consultez le rapport (en anglais) du Judith Neilson Institute for Journalism and Ideas dans le Columbia Journalism Review 2. Consultez le projet de loi C-18 Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion