L’auteure réagit au procès d’un « patron » d’un large réseau de prostitution pancanadien, relaté par Louis-Samuel Perron dans un article publié le 8 avril⁠1

Pour vous, c’est peut-être juste un « fait divers » lu dans La Presse du samedi. Pour moi, il s’agit d’une situation que j’observe depuis plusieurs années, impuissante et triste pour les victimes de ce crime.

C’est l’histoire du procès d’un Québécois à la tête d’un réseau de prostitution. Ce sont 26 femmes qui lui remettaient en partie ou en totalité les revenus tirés de la vente d’actes sexuels. L’homme n’a pas été condamné pour proxénétisme. Eh non. Il a plutôt écopé d’une peine relative à l’article 286.2 (1), « avoir bénéficié d’un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels ». Cet homme, aux yeux du système de justice, n’est pas un proxénète. Et quand on a été victime de proxénétisme, le fait de se faire reconnaître comme telle est un besoin réel.

Pour l’avocat de la défense, les femmes de ce réseau « étaient des travailleuses du sexe ; on n’était pas devant une affaire de recrutage ». Dans une société où la prostitution est de plus en plus vue comme un travail comme les autres, les gens qui gravitent autour de cette industrie deviennent, sans surprise, des entrepreneurs comme les autres. Il devient difficile de distinguer le proxénète du patron, le « booker » du recruteur, le chauffeur du proxénète.

Cette tendance à chercher la violence et la contrainte pour prouver le proxénétisme m’inquiète et m’apparaît éloigné de l’esprit de la loi canadienne. Le Code criminel définit le proxénétisme comme le fait d’amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution. Amener, ce n’est pas contraindre. Et les proxénètes l’ont bien compris. Ils convainquent plutôt que contraignent.

Il faut bien mal connaître la réalité de la prostitution pour penser qu’on recrute de force les jeunes femmes. Elles sont nombreuses à choisir cette option. Parce qu’elles se font promettre par leur chum que ça se fera en équipe ou parce qu’à 18 ans, on préfère le luxe et le glamour aux jobines mal payées. Bref, la plupart y entrent de plein gré, en se disant qu’elles auront le contrôle de leur horaire, du nombre de clients quotidiens et des actes sexuels qu’elles accepteront. Et dans une majorité des cas, ça ne se passe pas comme ça. Les clients sont si harcelants que la gestion est confiée à des tierces parties qui l’exploiteront. L’amoureux est finalement un pimp contrôlant et tout un réseau a intérêt à rapidement tirer le maximum de cette source de revenus consentante avant qu’elle ne change d’idée.

Et le jour où ce réseau sera traduit en justice, ces jeunes femmes peineront à se faire reconnaître comme victime d’un crime qui porte pourtant un nom, le proxénétisme. Et leur guérison n’en sera que plus longue, stigmatisante et difficile. Sous prétexte d’une entrée sans contrainte, elles se feront dire qu’elles ne sont pas de vraies victimes, que ce n’est la faute de personne si ça a mal tourné.

Dans cette affaire, la majorité des femmes n’a pas voulu collaborer à l’enquête. Et on les comprend. Les proxénètes ont un réseau large, influent, qui n’hésite pas à menacer quiconque fait mine de vouloir dénoncer. Les proxénètes ont des amis, des familles qui bénéficient de ce lucratif commerce et qui n’hésiteront pas à faire pression sur les femmes pour qu’elles se taisent. Et celles qui ont vu d’autres femmes témoigner dans un procès pour proxénétisme n’ont certainement pas envie de vivre cette expérience traumatisante. Surtout dans une optique où le proxénète ne sera peut-être pas condamné pour… proxénétisme.

À quand des mesures concrètes, des aides financières et des ressources d’hébergement suffisantes pour les femmes qui souhaitent quitter ce milieu ? À quand de véritables actions dirigées vers ceux qui créent le proxénétisme, c’est-à-dire les clients ? Les proxénètes existent et s’enrichissent parce que des hommes cherchent toujours des annonces avec les mots « nouvelle dans le milieu », réclament de nouvelles masseuses au salon du coin ou une rotation des danseuses dans les bars de région. En prostitution, la demande dépasse largement l’offre. Les proxénètes sont là pour répondre à ce déséquilibre du marché. Sans cette demande constante et payante, les proxénètes se trouveront d’autres sources de revenus. Ce n’est pas en condamnant deux-trois « patrons » par année que nous mettrons fin à cette exploitation bien organisée.

Lisez « Le patron d’un réseau de prostitution condamné à 39 mois de prison » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion