Le secteur agricole pourrait-il tirer profit de la reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve Saint-Laurent ? C’est sur cette question que le professeur Hugo Muñoz s’est penché et la réponse est positive, notamment si on envisage une nouvelle dénomination d’origine1.

Effectivement la reconnaissance de la personnalité juridique intégrera une valeur environnementale ajoutée aux produits agricoles qui seront produits grâce à l’eau du fleuve et de ses tributaires. Il s’agira d’enraciner le produit dans le territoire et de lui permettre de conserver son caractère propre pour limiter son potentiel d’assimilation dans un marché mondialisé. Cette dénomination d’origine pourrait ainsi devenir un avantage concurrentiel à toutes les échelles qui viendra faciliter la mise en marché des produits issus du bassin versant du Saint-Laurent.

C’est dire que la reconnaissance d’une personnalité juridique pour le fleuve Saint-Laurent a le potentiel d’amener de nombreux gains pour le milieu agricole. Par cette occasion de créer des co-bénéfices entre le monde agricole et les systèmes fluviaux, cette démarche holistique mise en lumière par le fleuve nous éclaire afin de solutionner les enjeux agro-environnementaux auxquels nous faisons face, d’amont en aval.

Certes, penser la mitigation des impacts environnementaux liés à l’agriculture est un sujet sensible pour les acteurs du milieu agricole. Pourtant, ces impacts négligés représentent la grande majorité du temps des coûts sous diverses formes et nécessitent la mise en œuvre d’actions les palliant.

Dans un contexte d’hypercompétitivité sur les marchés agricoles mondiaux, il s’avère que les composantes de temps et d’argent sont critiques, surtout pour la relève agricole.

Dans plusieurs cas, les bénéfices des actions de mitigation des impacts sont collectifs même si les coûts pourraient paraître à première vue seulement individuels.

En ce sens, le nouveau Plan d’agriculture durable (PAD) prévoit des redevances liées aux bonnes pratiques agricoles dont les bénéfices collectifs sont reconnus (dont les cultures intercalaires et de couverture, les bandes riveraines élargies et les plantations). Ainsi, ce PAD pourrait ouvrir la voie à une nouvelle approche. Elle reconnaîtrait que le fardeau de l’adéquation de la production alimentaire locale au respect des droits de la Nature ne reposera pas uniquement sur un petit nombre d’acteurs. Parmi eux, nous le savons, le monde agricole fait déjà face à de nombreux défis logistiques, environnementaux, financiers et réglementaires.

L’accès à l’eau est donc l’un des enjeux de premier plan dans le milieu agricole. En cette période de changements climatiques, les prévisions pointent au Québec notamment vers une augmentation des évènements météorologiques extrêmes associés à une diminution du débit des cours d’eau et à un abaissement important des nappes d’eau souterraine. Globalement, on prévoit un hydrogramme en « dents de scie » qui complique l’accès à l’eau à cause de périodes prolongées de sécheresse et de forts débits ponctuels. Cela ne contribue que très peu à la recharge des réservoirs, si importants pour le secteur agricole.

En revanche, la reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve Saint-Laurent, qui intègre adéquatement le concept de bassin versant, pourrait permettre de miser sur la protection (voire la création ultimement des zones de recharge en amont), améliorant ainsi la résilience des systèmes hydriques vis-à-vis des changements hydrologiques associés aux changements climatiques.

Il est donc temps de travailler ensemble, en adéquation des processus fluviaux naturels, et tout le monde en sortira gagnant !

Faire converger le PAD et la reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve Saint-Laurent nous permet de mettre en lumière plusieurs objectifs communs et des cadres qui se renforcent mutuellement. À tire d’exemple, la protection des droits à l’intégrité du fleuve, à sa préservation et au respect de ses cycles vitaux contribueraient directement aux objectifs du PAD d’optimisation de la gestion de l’eau et d’amélioration de la biodiversité.

En effet, la protection du droit au respect des cycles vitaux du fleuve permettra ultimement de réduire les coûts liés aux dommages des crues printanières et une meilleure prédiction des risques, ce qui va de pair avec les mesures du PAD susmentionnées visant à doubler les superficies agricoles aménagées favorisant la biodiversité.

Un partage des responsabilités est également un résultat envisagé par la personnalité juridique du fleuve, avec la reconnaissance de ce droit comme des mesures préventives qui devront être prises par tous les acteurs ayant un impact sur le Saint-Laurent, et non seulement par le milieu agricole.

À cet égard, des municipalités, des communautés autochtones, des organismes scientifiques, des ONG se sont d’ailleurs déjà joints en grand nombre à l’Alliance Saint-Laurent, visant cette reconnaissance novatrice de la personnalité juridique du bassin versant du fleuve. Il est primordial que le secteur agricole soit aussi représenté dans les discussions.

Cette Alliance vise à changer le paradigme anthropocentriste comme d’autres pays l’ont déjà fait avec succès. Citons par exemple les cas de l’Équateur, de la Bolivie, de la Nouvelle-Zélande, de la Colombie, de l’Australie et de plusieurs villes aux États-Unis. En ce sens, l’initiative de l’Observatoire international des droits de la Nature (OIDN) sera matérialisée avec le dépôt d’un projet de loi à ce sujet. Un tel cadre juridique envisage la représentation du fleuve par l’entremise de gardiens ancestraux et légaux qui porteraient la voix du fleuve dans son meilleur intérêt.

Le projet de loi propose également la mise en place du modèle de gestion intégrée par bassin versant pour le fleuve, en intégrant des comités stratégiques nationaux et régionaux. Le secteur agricole aura un rôle crucial dans le cadre de ces comités, d’où la nécessité pour lui de participer à la construction d’un nouveau pacte social pour le fleuve.

Le monde agricole serait donc invité à voir d’un œil positif cette occasion d’être à la table de discussions, tout comme le potentiel de la protection des droits du fleuve. Le respect des droits reconnus aura un impact sur différents acteurs, en amont et en aval, à travers plusieurs régions et bassins, permettant une vision holistique du fleuve et ayant le potentiel de développer des actions concertées et responsables.

Louis Gabriel est géographe, spécialiste des environnements aquatiques ; Yenny Vega Cardenas est avocate, spécialiste du droit de l’eau ; et Inès Benadda possède un baccalauréat en droit.

1. Muñoz Hugo, « La personnalité juridique des fleuves et la souveraineté alimentaire, des outils pour le développement local ». Dans Une personnalité juridique pour le Fleuve Saint-Laurent, de Yenny Vega et Daniel Turp, 237-25, Montréal : JFD, 2021.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion