Quand je lis certains articles ou que j’écoute certaines analyses sur la question de l’immigration au Québec, en particulier tout ce qui a trait à la défense de la langue (ou du droit de prononcer le mot qui commence par un « n »), je me surprends toujours à me demander si les gens derrière ces articles ou ces analyses connaissent des personnes racisées. Je me demande s’ils en côtoient de façon régulière, pas juste au détour d’un trajet en taxi, d’une transaction au dépanneur, chez Adonis ou encore d’une visite au CHSLD de grand-maman.

Ces personnes ont-elles des amis racisés ? Oh oui, je sais, elles ont voyagé. Elles ont jasé de politique avec des locaux à La Havane où elles ont déjà bu un thé à la menthe chez l’habitant, au Maroc. Peut-être ont-elles brièvement dormi dans les bras de l’étranger dans une auberge de jeunesse en Argentine. Ces personnes sont apparemment très ouvertes sur le monde. Mais que connaissent-elles de l’expérience de ceux et celles qui viennent s’installer ici ? Trop souvent, au Québec, je vois des personnes blanches qui commentent le « dossier » de l’immigration – qu’elles qualifient parfois sans gêne de massive – en se référant aux écrits d’autres personnes blanches qui leur ressemblent. Même classe sociale, mêmes référents culturels, mêmes expériences de vie ; des étés chauds bercés par les envolées mélodieuses d’Harmonium aux hivers rudes parsemés des cendres des feux de foyer et d’un rêve national avorté deux fois plutôt qu’une.

À travers le regard et les plumes de ces personnes blanches qui ont grandi dans un milieu homogène, « les immigrants » – invariablement un bloc monolithique sans égard pour les différentes vagues migratoires, les raisons de leur exil, leur statut socioéconomique avant, pendant, après ledit exil et le bagage socio-historique de leur pays d’origine hashetague colonisation – représentent un concept flou, abstrait qu’il fait bon d’ériger en épouvantail. Tantôt vautours (paraît qu’ils volent les jobs et/ou vivent sur le bras de l’aide sociale), tantôt fossoyeurs (paraît qu’ils tuent la langue [pourtant colonisatrice] en la « créolisant » et qu’ils détruisent la culture dominante à coup de lunch halal), les immigrants représentent une menace, celle de l’extinction.

Pourtant, grâce à l’apport de l’immigration, il y a des enfants qui naissent chaque jour au Québec. Ces enfants naissent dans des foyers où l’on parle notamment créole, italien, arabe, vietnamien. Et ces enfants parleront le créole, l’italien, l’arabe et le vietnamien avec leurs parents et leurs cousins. Cela ne les empêchera pas d’aller à la garderie en français, d’écouter des dessins animés en français, de faire leur primaire en français, de lire des livres des éditions de La courte échelle en français, d’aller voir des spectacles à la Maison Théâtre en français. Ils feront ensuite leur entrée au secondaire en français et auront peut-être l’occasion de faire le party sur la musique de la dernière sensation pop ou rap francophone de l’heure, savamment placée entre deux tubes américains, aux beats similaires, par un algorithme. Ils écouteront assurément quelques mauvaises séries américaines doublées dans un mauvais français. Ces jeunes auront ensuite le choix d’arrêter leurs études ou de les poursuivre en français, en anglais ou les deux. Leur restera ensuite le choix de décider s’ils veulent devenir le prochain Horacio Arruda ou la prochaine Joanne Liu. Peut-être auront-ils le goût de s’exécuter sur un tremplin à la manière d’une Meaghan Benfeito ou sur les planches à la manière d’un Anglesh Major. Certaines jeunes filles se laisseront peut-être inspirer par la vague de femmes qui tracent tranquillement leur chemin en politique comme Reine Bombo-Allara au municipal à Longueuil ou comme Sophika Vaithyanathasarma au provincial et au fédéral.

En passant, ces personnes que je nomme ne sont pas des ovnis parmi les immigrants. Elles sont le reflet d’une tendance. Nos politiques d’intégration ne sont pas sans failles, mais selon les travaux du sociolinguiste Calvin Veltman, retraité de l’UQAM et récemment relayé dans L’actualité, le niveau de transfert linguistique chez les allophones s’élève à plus de 70 % quand on prend la peine de s’intéresser non pas à la langue parlée à la maison, mais bien à la langue vers laquelle on s’oriente et qu’on adopte au quotidien : à l’école, au travail, avec les amis au bar.

Une grande majorité d’enfants qui naissent dans des maisons bilingues ou trilingues dans des quartiers multiculturels du Grand Montréal ne deviendront pas unilingues anglophones au contact de l’anglais. Ils seront polyglottes et auront une maîtrise adéquate de la langue française, à des lieues du discours alarmiste qui prend racine dans la peur et la rancœur.

Parlant de maîtrise de la langue, une femme m’a déjà remerciée et félicitée pour « ma maîtrise de la langue française ». J’avais 18 ans, j’étais derrière la caisse d’un magasin grande surface du petit Maghreb à Montréal qui employait autant des Johanne que des Yesenia comme caissières de même que des Miguel et des Minh comme commis de fruits et légumes et cette femme attendait que je réponde à son complimarde avec au minimum un sourire. En réponse aux protestations de sa fille qui l’accompagnait et qui marmonnait que ça ne se disait pas, la mère avait répondu en ramassant ses sacs : « Ben quoi, je l’ai félicitée, il faut leur dire quand on en voit ! »

Pendant que la femme s’est mise à marcher d’un pas décidé vers la sortie, sa progéniture est restée derrière à se confondre en excuses, m’expliquant que sa mère ne venait pas souvent à Montréal. « C’est pas de sa faute, elle vient de la Gaspésie. », m’a-t-elle dit. Je l’ai regardée avec compassion. Bien sûr que non, ce n’était pas de sa faute, mais ça n’avait rien à voir avec la Gaspésie. Pour cette femme, il était inconcevable qu’une jeune noire parle « bien » français. Cette perception venait sans doute de ce qu’elle lisait ou entendait sur les « immigrants ». Quatorze années se sont écoulées depuis, mais une fois de temps en temps des personnes blanches s’invitent dans ma messagerie privée pour me demander ce que je connais de l’histoire du Québec en présumant que je ne sais rien de ses fiertés, de ses écueils et de sa langue rapaillée. Pourtant, je suis ici chez moi.

Le visage du Québec a changé et les conversations entourant la langue ne peuvent se faire comme si on était encore dans le contexte politique et social de L’Osstidcho.

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