Au dernier compte de l’École de gestion de l’Université Yale, plus de 500 entreprises multinationales ont mis fin ou suspendu, en tout ou en partie, leurs activités en Russie, à la suite de l’invasion de l’Ukraine1.

Il s’agit là de la plus récente et de la plus spectaculaire démonstration du fait que le monde de l’entreprise est en train de changer radicalement. Le temps où, suivant la doctrine énoncée en 1970 par le grand économiste Milton Friedman, les PDG se préoccupaient uniquement des intérêts de leurs actionnaires, c’est-à-dire des profits, ce temps-là est en voie d’être révolu.

À l’heure des réseaux sociaux, capables de faire et défaire la réputation d’une marque mondiale en quelques heures à peine, les entreprises peuvent moins que jamais se permettre d’ignorer l’opinion publique, en particulier les sentiments de ceux qu’on appelle leurs « parties prenantes » : leurs employés, leurs clients, leurs fournisseurs et les communautés dans lesquelles elles mènent leurs activités.

Depuis l’agression contre l’Ukraine, les attentes de l’opinion publique occidentale sont claires. Ainsi, selon un sondage réalisé pour le Centre canadien pour la mission de l’entreprise, 82 % des Canadiens estiment que même si cela leur nuit financièrement, les entreprises doivent faire tout leur possible pour se retirer de la Russie. Une proportion semblable des personnes interrogées, 81 %, croient que les entreprises doivent mettre un terme à leurs affaires en Russie, peu importe si cela a un impact sur le conflit en Ukraine. Ces sentiments sont largement partagés par les Canadiens de toutes les régions du pays, de tous les groupes d’âge et de tous les niveaux de revenus2.

De plus en plus de gens d’affaires reconnaissent que les entreprises doivent non seulement jouer un rôle accru face aux grands problèmes de notre temps, mais qu’elles doivent placer cette mission au cœur de leurs activités.

C’est ainsi que l’entreprise générera des profits durables, soutient Larry Fink, patron de BlackRock. C’est ce qu’on appelle « le capitalisme des parties prenantes », qui se distingue du « capitalisme des actionnaires ». De dire Fink : « Le capitalisme des parties prenantes n’a rien à voir avec la politique. Il ne s’agit pas d’un agenda social ou idéologique. Ce n’est pas woke. C’est le capitalisme, propulsé par des relations mutuellement bénéfiques entre vous [le PDG] et les employés, les clients, les fournisseurs, et les communautés sur lesquels votre compagnie compte pour prospérer. C’est là la puissance du capitalisme. »

Cela signifie, entre autres choses, que les entreprises ne peuvent rester silencieuses lorsque surviennent des évènements qui émeuvent l’opinion publique, qu’il s’agisse de la guerre en Ukraine, des bouleversements provoqués par les changements climatiques ou du meurtre de George Floyd. On – en particulier les employés – s’attend à ce que les patrons parlent en faveur de la paix, de la décarbonation de l’économie et contre le racisme systémique.

Cependant, il ne s’agit pas seulement de prendre la parole. Il s’agit d’être authentique, de faire en sorte que l’action suive. C’est ainsi que dénoncer l’invasion de l’Ukraine ne suffit pas ; il faut couper les liens, malgré le coût financier à court terme pour l’entreprise.

Dans ce nouveau monde économique pour lequel ils n’ont pas été formés, les dirigeants d’entreprise s’interrogent. La plupart d’entre eux comprennent pourquoi ils doivent agir différemment, mais ils se demandent comment faire. C’est surtout le cas pour les patrons d’entreprises publiques, qui sont confrontés chaque trimestre aux exigences des actionnaires, notamment les militants, et aux attentes des analystes.

Ces questions sont légitimes et complexes. Cependant, la recherche et la pratique récentes fournissent des indices. En particulier, les entreprises doivent réfléchir à ces questions AVANT que l’actualité ne les placent devant des décisions difficiles à prendre en toute urgence. Quand est-il pertinent de prendre position publiquement ? Quels critères employer ? Quel processus doit être suivi ? Comment consulter les parties prenantes ? Quel doit être le rôle du conseil d’administration ? Cette réflexion préalable sera basée sur la mission de l’entreprise, ses valeurs, son secteur d’activité.

L’invasion de l’Ukraine est un « cas » relativement facile, du point de vue réputationnel, tellement le sentiment d’indignation en Occident est puissant. Tous les cas ne sont pas aussi tranchés. C’est pourquoi il est essentiel que l’entreprise soit bien préparée et qu’elle ait bien cerné sa mission et ses valeurs ; celles-ci serviront d’ancrage lors des inévitables tempêtes à venir.

1. Consultez la liste des entreprises

2. 1509 Canadiens ont été interrogés le 30 mars 2022.

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