Lors du dépôt de son projet de loi C-18 qui vise à forcer Google et Facebook à indemniser les médias, le ministre du Patrimoine canadien Pablo Rodriguez a déclaré : « Une presse libre, indépendante c’est le pilier de notre démocratie. » Ça fait du bien d’entendre une telle profession de foi à l’égard des médias, car ces derniers ont été passablement malmenés depuis le début de la pandémie au pays.

Mais pour être ce pilier, il est essentiel pour les médias de pouvoir compter sur un écosystème viable.

Or, on sait que 80 % des 10 milliards de revenus en publicité sont aujourd’hui accaparés par Facebook et Google. C’est ce qui a ébranlé le modèle d’affaires de nos médias depuis une vingtaine d’années.

De plus, ces plateformes reproduisent sans vergogne les textes et les reportages des médias sans même leur verser un sou. À l’heure actuelle, Facebook et Google ne reconnaissent aucunement les droits d’auteur des journalistes. Bref, c’est un « emprunt » jamais remboursé qui permet à ces superpuissances américaines de s’enrichir.

En ce sens, forcer Google et Facebook à verser une indemnisation aux médias constitue une excellente nouvelle. Cette indemnisation pourrait atteindre 150 millions de dollars par année, a indiqué Pablo Rodriguez.

Il était temps, car 450 médias ont dû fermer leurs portes au pays au cours des 15 dernières années.

Le ministre s’est inspiré de l’expérience du modèle australien mis en place l’année dernière. Il a su éviter une faille dans ce modèle puisque, pour sa part, le ministre australien peut s’immiscer dans le processus de discussion et de négociations des médias avec les géants numériques.

Le nouveau projet de loi favorise plutôt un processus de libre négociation d’une période de six mois à un an.

Dans un premier temps, on invite Google et Facebook à entreprendre une négociation de bonne foi avec tous les médias, gros comme petits.

Une « nouvelle formule » pour le CRTC

Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) chapeautera alors une médiation à titre de régulateur s’il y a mésentente. On misera alors sur des arbitres indépendants dont la médiation sera chapeautée par le CRTC « nouvelle formule ». C’est que dans l’esprit du gouvernement, le nouveau CRTC aura à l’avenir de plus en plus de pouvoirs. Rappelons que le projet loi C-11 sur la diffusion, prévoit que l’instance de réglementation aura compétence, tant sur les entreprises étrangères que canadiennes en matière de diffusion, et le numérique fait partie du lot.

Premier bémol dans le projet de loi C-18, le Québec pourrait y voir une intrusion dans un champ de compétence provinciale. En effet, on vient de donner au CRTC, un organisme fédéral, un rôle de médiateur pour des entreprises de presse qui, jusque-là, n’étaient pas assujetties à cette instance réglementaire. On attend les réactions.

Toujours est-il que ça prendra aussi des qualifications de plus en plus élevées pour l’équipe du CRTC. Qui les nommera ? Comment assurer une représentativité et une sensibilité du CRTC à l’égard de la situation au Québec et au sein de la francophonie canadienne ?

Autre bémol, dans le projet de loi, Radio-Canada fait partie des médias qui pourront profiter d’une telle rémunération de Google et Facebook. Certains dénonceront cette situation parce que Radio-Canada jouit déjà d’une enveloppe budgétaire fournie par le gouvernement fédéral. À moins, que du côté du gouvernement, ce ne soit l’annonce d’un premier jalon dans la recherche d’un nouveau mode de financement de Radio-Canada pour les prochaines années.

Rappelons-nous que le rapport Yale a proposé en 2020 que dans son futur mandat, Radio-Canada retire progressivement la publicité de ses contenus. C’est à suivre.

Tous les types de médias auront six mois pour conclure des ententes avec Google et Facebook. Sinon, c’est le CRTC qui interviendra.

On peut déjà penser qu’il sera certainement plus facile pour les gros groupes de presse de négocier de telles ententes avec les géants numériques que pour les petits médias.

David contre Goliath ?

Car le défi d’une telle négociation sera beaucoup plus exigeant pour les petits médias. Bien sûr, on les encouragera à faire une négociation groupée. Pour ma part, je ne miserais pas naïvement sur la bonne foi de Google et Facebook dans une négociation avec les petits médias. Dans le passé, ces géants, que j’ai qualifiés de barbares numériques dans mon dernier livre, ont fait la démonstration qu’ils ne respectaient pas les lois et défiaient l’autorité des États en matières fiscale et réglementaire.

Pour être admissibles, les petits médias qui émergent devront proposer une information neutre, non partisane, de qualité, a précisé le ministre. Fort bien. Mais qui tracera la ligne ? Est-ce qu’un média engagé en faveur de l’environnement est admissible ? Ou un autre qui multiplie les reportages contre les géants numériques… Ou encore un média qui propose comme contenus que des potins issus de rumeurs ? Souvent, la ligne éditoriale des médias, même rigoureux, n’affiche pas nécessairement une totale neutralité.

Qu’en sera-t-il également pour les médias parfois très revendicateurs des Premières Nations, des minorités culturelles ? On revient donc inévitablement au rôle du CRTC en fin de compte. Gros défi.

Enfin, on se demande pourquoi Twitter, la plateforme préférée de Donald Trump lorsqu’il a occupé la présidence des États-Unis, n’est pas inclus dans le projet de loi ? À cette question, on a entendu le ministre dire que ce serait au CRTC d’en décider.

En conclusion, ce projet de loi est porteur d’espoir. Il était temps. On souhaite que malgré le statut minoritaire du gouvernement libéral et l’opposition qui se profile chez les conservateurs, il soit adopté. (Pensons seulement aux déclarations du candidat à la direction du Parti conservateur, Pierre Poilievre, contre Radio-Canada.)

Si le projet de loi est adopté tel quel, nous devrons alors suivre très étroitement la première année de son application, en particulier pour les petits médias qui ajoutent à l’offre diversifiée de points de vue. C’est à l’usage qu’on pourra dire si la loi aura réussi à prévoir dans les détails la mise en œuvre d’un univers qu’à ce jour, nous ne contrôlons pas vraiment.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion