Après que Félix Leclerc eut chanté, en 1972, que « la façon la plus sûre de tuer un homme, c’est d’l’empêcher de travailler en lui donnant d’l’argent », ses détracteurs sociaux-démocrates n’ont pas tardé à se faire entendre. Partageait-il à l’endroit des exclus du marché du travail les préjugés exposés dans Les pauvres (1978), de Plume Latraverse ? S’opposait-il aux différents programmes d’aide au revenu ?

En Acadie, la chanson hommage à l’assurance-chômage, U.I.C. (1978), exprimait un désaccord plus fondamental avec le propos de Félix Leclerc, rendant mal à l’aise même les plus empathiques des sociaux-démocrates : « Ça fait un an que j’suis sur le U.I.C… On n’est pas Québécois / À cause nous autres on est fait comme ça / On fume pis on boit, pis nous autres ça nous dérange pas / En Acadie, vive le U.I.C ». Loin d’être isolée ou propre à une chanson unique, cette répudiation décomplexée du travail salarié revient continuellement dans la chanson populaire acadienne contemporaine.

En 2018, Menoncle Jason reprenait presque textuellement la position de 1755 : « [C]’est pas vrai que je va me défaire l’échine à travailler… si je pourrais, je hallerais l’E.I. [assurance-emploi] à l’année ». Dans sa chanson, Vin de maison (1999), Cayouche en rajoute, en suggérant que même le travail requis pour avoir droit aux prestations d’assurance-chômage est de trop : « On est ben en Acadie / j’veux rien savoir du U.I.C. / on s’fait pas mal / pis on est beaux ». Dans La chaîne de mon tracteur (1994), l’artiste brosse d’ailleurs un portrait sympathique de ceux faisant le choix (comme lui à l’époque) de vivre du bien-être social.

Humoristiques, voire légères, ces chansons n’en sont pas moins subversives, exprimant une critique du salariat à prendre au sérieux.

Leur problématique de départ est posée dans la chanson traditionnelle, Travailler, c’est trop dur, reprise par Zachary Richard (1977) : comment s’émanciper du travail lorsqu’on ne peut s’émanciper au travail ?

Les réponses fournies vont bien au-delà des programmes d’aide au revenu. Les deux plus récents albums du star système acadien, celui de Lisa LeBlanc (Chiac Disco) et du P’tit Belliveau (Un homme et son piano), méditent ainsi sur le rôle de la procrastination comme arme de résistance à la culture de la performance au travail. Dans Pourquoi faire aujourd’hui (« qu’est-ce que tu pourrais faire demain ? »), Lisa LeBlanc remet en cause la sagesse du fameux proverbe, rappelant que la tâche à accomplir n’est pas forcément plus importante que le bien-être que l’on peut ressentir au moment présent. La procrastination offre ici un espace de liberté dont le travail nous prive en nous exhortant à être constamment Dans l’jus. Dans Demain, le P’tit Belliveau entonne pratiquement le même refrain avec la même gaieté et en puisant dans un style musical aussi original que le chiac disco qu’on pourrait caractériser d’acadjone techno (le chiac faisant référence au français du sud-est du Nouveau-Brunswick, d’où est originaire Lisa LeBlanc, et l’acadjone au français de la Baie Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse, d’où est originaire le P’tit Belliveau) : « Demain j’vais mower le lawn / non tu feras point / Demain j’train pour un marathon / non tu feras point… ». Il s’interroge ensuite avec ironie : « Comment s’fait qu’la seule affaire qu’est plus grande qu’mes ambitions / C’est mon vouloir de m’asseoir pis faire rien de bon ? ». La réponse se trouve dans la prochaine strophe : « Hey ben y’a tout l’temps demain… / Je vais baisser ma tête pis là pu de fun / Être comme une bête oh ! ».

Ennemie de la productivité, la procrastination est ici politisée, revendiquée comme une arme dans l’arsenal du travailleur en porte-à-faux avec son travail.

D’aucuns verront dans ce rapport adversarial au travail le reflet de l’aliénation économique des Acadiens. Le problème évident avec une telle hypothèse est que l’Acadie réelle n’est plus particulièrement marginalisée économiquement.

Il convient plutôt d’interpréter la critique du travail élaborée par les artistes musicaux acadiens comme une réponse au discours dominant en Amérique du Nord selon lequel le travail serait la voie privilégiée de l’ascension sociale et du bonheur.

Le travail pénible – subjectivement jugé comme tel, pour toutes sortes de raisons – est une réalité observable universellement, aussi bien en Acadie qu’ailleurs sur le continent ; partout, des travailleurs cherchent légitimement à y résister. La pertinence intellectuelle et politique de la chanson populaire acadienne – et son succès commercial – transcende ainsi largement l’Acadie, bien que cette pertinence soit rarement reconnue, les artistes musicaux acadiens étant le plus souvent cantonnés au rôle d’animateurs de party.

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