Alexandre Soljenitsyne a dit à propos de l’écroulement de l’Union soviétique : « Et il ne faudrait pas qu’au lieu d’en sortir libérés, nous périssions écrasés sous ses décombres ». C’était en 1990, entre la chute du Mur (1989) et la dissolution de l’URSS (1991).

L’été 1990 était bien celui de tous les dangers : Mikhaïl Gorbatchev, bien qu’en rupture avec ses prédécesseurs, envoyait néanmoins ses tanks à Vilnius ; à l’hiver, des civils tombaient sous les balles soviétiques, comme cela s’était produit sous Khrouchtchev à Budapest (1956) et sous Brejnev à Prague (1968).

L’Ouest n’était pas intervenu dans ces conflits : outre la menace atomique, l’éventuelle chute de l’URSS était une variable opérationnelle à Washington depuis le « long télégramme » de George Kennan (1946) à l’origine de la politique dite du « containment ».

Kennan postulait que les carences structurelles de l’économie soviétique mèneraient à l’effondrement de son cadre politique – une analyse marxiste ! – et qu’il suffisait, dès lors, d’endiguer et d’être patient. L’Ouest récoltera les fruits de sa retenue à coups d’expansions post-guerre froide : la Hongrie, la République tchèque, et même la Lituanie sont depuis longtemps membres de l’Union européenne et de l’OTAN.

L’ère postsoviétique

Si le sentiment à l’Ouest à la fin de la guerre froide donnait dans l’exaltation, le spectre de conflits séparatistes ou irrédentistes sur un immense territoire nucléarisé n’effrayait pas que Soljenitsyne. Ces craintes se sont avérées : le Caucase s’est embrasé avant que la Russie et la Géorgie ne se livrent à une guerre interétatique (2008). Des guerres civiles ont secoué tantôt la Transnistrie et le Donbass. Et c’était sans compter le potentiel d’implosion de la Fédération de Russie elle-même : les deux guerres de Tchétchénie firent, à l’abri des regards, sans doute plus de 100 000 morts.

Or, la lecture étonnamment consensuelle jusqu’ici de l’ère postsoviétique était que la dissolution de l’URSS… s’était déroulée sans heurts ! Si la perspective varie certainement entre Beslan et Berkeley, il reste que cela aurait pu effectivement être bien pire.

Le dénominateur des années 1990 de ce « bien pire » était l’implosion d’une autre fédération communiste à dominante ethnolinguistique slave, la Yougoslavie. S’il s’agissait au sens strict d’une guerre civile, il n’empêche que des républiques sécessionnistes avaient été reconnues, dès 1992, comme États souverains par les États-Unis et la communauté européenne.

L’histoire se répète

Tout comme aujourd’hui, nous étions bombardés d’images « des années 1940 », mais en couleurs, d’une intolérable guerre en Europe, avec en surcroît l’indicible horreur de nouveaux camps d’extermination. Chaque époque se croit débarrassée à jamais, grâce à ce qu’elle croit être une supériorité morale inhérente à son temps (mais a posteriori puérile), de l’implacable brutalité des conflits armés ; c’est oublier qu’en 1914, qu’en 1939, le monde était tout aussi sophistiqué, intellectuellement, culturellement, spirituellement (sinon davantage !), mais qu’il a néanmoins sombré dans l’abîme.

Or, le conflit interétatique frontal entre la Fédération de Russie et l’Ukraine (même si elle est indépendante depuis 30 ans) est le calque, à beaucoup d’égards, de la guerre entre ce qui restait de la fédération yougoslave (de fait, la Serbie, refusant le divorce) et la Bosnie, à qui le pouvoir politique serbe reprochait la persécution de ses minorités et même ses accointances nazies.

C’est comme si le pire scénario de l’été 1990 se déroulait, mais à retardement. À nouveau, des innocents périssent sous les décombres de l’Empire. L’échelle, cette fois, donne le vertige.

Après l’échec onusien, l’échec des sanctions draconiennes (embargo pétrolier, gels d’actifs nominatifs, etc.) et le rapport de force étant ce qu’il est, l’OTAN, lors de la guerre du Kosovo (1999), a bombardé Belgrade (faisant de nombreuses victimes civiles), mettant ainsi un terme définitif à ces horreurs d’épurations ethniques et stoppant net toute autre velléité de conflit.

Cela s’est fait en contravention du droit international applicable, mais participant tout de même, à terme, à le faire appliquer : des criminels de guerre croupissent encore en prison, et les Balkans ont été pacifiés.

Cette fois, ce sera plus compliqué.

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