Il y a 10 ans, la jeunesse étudiante du Québec prenait les rues pour refuser les orientations néolibérales du gouvernement de Jean Charest en éducation. Les défenseurs de l’establishment, à l’époque comme aujourd’hui, ont cherché à les discréditer.

Dans leur esprit, l’éducation doit s’adapter à l’évolution du capitalisme techno-scientifique, point barre. Que des jeunes puissent vouloir autre chose que devenir les gestionnaires de demain leur apparaît incompréhensible. C’est pourquoi ils ne comprennent pas pourquoi les étudiants et étudiantes prennent la rue pour refuser non seulement la marchandisation de l’éducation, mais aussi le monde gouverné par les puissances de l’argent, ce monde qui leur apparaît indépassable alors même qu’il court à sa perte. Il faut dire que le véritable changement les effraie parce qu’ils risquent de perdre d’importants privilèges. Or, il est important d’accomplir ce changement pour le maintien des conditions d’existence de la vie.

Un grand refus

La jeunesse de 2012, tout comme celle des plus récentes mobilisations contre le réchauffement du climat, a bien compris que le mode de développement actuel conduit à la destruction des conditions de la vie. La jeunesse voit les contradictions économiques et environnementales de la société actuelle, elle voit aussi les rapports de domination sexistes, racistes, colonialistes, le sort inacceptable des autochtones, l’absence de démocratie et d’autodétermination des peuples. Elle voit que si nous nous entêtons dans la fuite en avant, nous n’arriverons à rien d’autre qu’une avalanche de catastrophes et de souffrances. C’est pourquoi elle a dit non en 2012, et c’est pourquoi elle continue aujourd’hui de s’opposer à la folie du « développement » prétendument durable et de la croissance infinie, pourtant irréalisable sur une planète finie.

Deux conceptions opposées de l’éducation et du monde

On pourrait dire qu’un affrontement ou lutte a lieu entre deux groupes pour savoir ce que seront l’orientation ou les finalités de l’éducation et de la société en général. Ces deux camps n’ont pas la même conception de l’être humain, de l’éducation, de la société, de ce qui constitue la « vie bonne », pour parler comme Marcel Rioux.

La jeunesse mobilisée pense qu’un « autre monde est possible », un monde plus juste, plus démocratique et plus écologique. Elle veut un enseignement qui forme des personnes capables d’affronter les problèmes criants du XXIe siècle. C’est une vision émancipatrice de l’éducation.

Des adultes des générations passées qui forment l’élite politico-économique pensent plutôt que l’éducation doit former des employables adaptés aux exigences du marché, que la recherche doit propulser la nouvelle technologie (robotique, intelligence artificielle, etc.) ; le tout afin de maximiser l’accumulation de l’argent au bénéfice de l’oligarchie, sans égard à aucune autre considération. On a plutôt affaire ici à une vision utilitaire ou instrumentale de l’éducation, poussée par ceux qui pensent qu’il faut se soumettre aux exigences de l’impérialisme culturel et économique américain et du capitalisme globalisé. De leur point de vue, le seul objectif de la jeunesse devrait être de s’intégrer au système de la production, de faire ce que les experts, les entreprises et les technocrates pensent qu’ils doivent faire. Ils ne veulent pas entendre ce que les étudiants ont à dire et souhaitent plutôt leur « trouver une job dans le Nord » au plus vite.

Urgence de changer

Or, le message de 2012 comme des récentes grèves sur le climat est précisément que l’humain, la vie, l’école, la société ne se réduisent pas à des facteurs de production en vue de l’accumulation économique. Le sociologue et philosophe Michel Freitag nous avait déjà prévenus que la conception utilitaire de l’éducation conduirait à son naufrage et à son assujettissement complet aux priorités étroites du système technico-économique. Il avait aussi mis en garde contre l’impasse de la globalisation en disant que le mode de développement actuel, fondé sur la croissance infinie, ne pourrait conduire qu’à la crise écologique dans la mesure où il ne respecte pas les limites du vivant et de la Terre. La seule manière d’éviter la catastrophe étant d’encadrer à nouveau le développement économique et technologique en posant des limites réfléchies, définies démocratiquement, et capables de contenir leur expansion autrement délirante, aléatoire et irrationnelle.

Nous vivons déjà dans la catastrophe. Les inégalités sociales ne cessent de se creuser. Bouleversements climatiques, incendies de forêt, inondations, pandémie mondiale, augmentation des niveaux de méthane : les signes de la crise se multiplient.

L’élite économique minimise le danger, tout en achetant des bunkers où se réfugier, ou rêve de poursuivre son rêve d’accumulation infinie sur Mars. L’oligarchie continue de choisir le profit avant la vie et la fuite en avant plutôt que d’admettre qu’il y a urgence de bâtir une société plus démocratique, égalitaire et plus écologique. Comme le dirait Hannah Arendt, elle trahit la jeunesse en ne lui transmettant pas une éducation permettant de comprendre le monde, puisqu’elle veut seulement adapter les nouveaux venus aux exigences de la production et à ce qui sert ses intérêts. Or, c’est précisément cette logique à la base de l’école marchandisée, de l’école d’un monde soumis à la logique marchande, qui est devenue intenable, qui menace de détruire le monde et qui doit être dépassée. Voilà une chose sur laquelle 2012 a eu raison, qui reste encore aujourd’hui profondément vraie, le tout avec une urgence décuplée par la gravité du problème écologique. On annonce prochainement une augmentation de 8 % des droits de scolarité universitaire, résultat de l’indexation instaurée par le gouvernement péquiste de Pauline Marois. Serait-ce l’appel d’un autre printemps ?

* Eric Martin est coauteur de Université Inc. (Lux)

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