L’Histoire, même à bout de souffle, bégaye à nouveau. Le monde d’hier submerge le présent. Le « plus jamais » d’hier, clamé tant de fois, est soudainement chassé par le « toujours plus ». Sauf qu’une fois encore, la barbarie n’a que faire des bons sentiments pacifistes, elle les broie sous nos yeux dans le sang et le vacarme des bombes, menaçant l’Europe des missiles nucléaires tactiques Iskander.

La guerre en Ukraine est le tragique écho des guerres tchétchènes, elle surnage au-dessus de nos espoirs de paix fatigués.

Il y a 30 ans déjà, le général Lebed, secrétaire du Conseil de sécurité chargé par le président Elstine de régler le problème tchétchène, menaçait l’OTAN de représailles si elle poursuivait son avancée vers l’est. Vieille rengaine belliciste.

Quand la première guerre de Tchétchénie a débuté, le 18 décembre 1994, le ministre de la Défense, Pavel Gratchev, assurait à Eltsine que ce « serait une guerre éclair et sans effusion de sang », un blitzkrieg qui raserait toute opposition. Convaincus d’une victoire imminente, la fin des combats était prévue le 20 décembre. Or, il faudra un mois pour s’emparer du palais présidentiel et un mois encore pour encercler Grozny après l’avoir réduit en cendres. Aujourd’hui, l’Ukraine résistante déjoue à son tour les plans du Kremlin.

À la rhétorique guerrière de l’époque (« une opération antiterroriste », « restauration de l’ordre constitutionnel », « libération les villes tchétchènes » pour rétablir la « Terre russe »), Poutine oppose aujourd’hui les « nazis et drogués » de Kyiv aux « chiens tchétchènes » de Grozny.

Poutine s’est pris au « piège de Thucidyde », mais cette fois, ce qui menace le maître du Kremlin, ce n’est pas l’émergence d’une puissance politique et militaire, c’est la contagion démocratique, un acide puissant capable de dissoudre les fondements du pouvoir russe.

Ce ne sont pas des baïonnettes qui ont poussé tant de pays d’Europe centrale dans les bras de l’Union européenne et de l’OTAN. C’est le modèle démocratique européen, passionnément revendiqué, n’en déplaise aux pleurnicheurs européens qui s’évertuent à n’y voir qu’un mirage obsolète.

Tourner les pages honteuses de l’histoire ne signifie pas en éradiquer l’existence. L’Occident, horrifié par le souvenir des horreurs du XXe siècle, s’est délibérément enlisé dans un pacifisme apeuré et stérile. Le refus à tout prix des conflits militaires, quelles que soient les monstruosités en face de soi, a forgé l’impunité des autocrates. L’OTAN, diagnostiquée en « mort cérébrale », ne pouvait en aucun cas effrayer Poutine. Par peur de la guerre, par lâche soulagement, l’Europe s’est gavée d’illusions et, d’atermoiements en reculades, a nourri l’ambition expansionniste de Poutine, un dirigeant pour qui la raison d’État prime sur toute morale. À ses yeux, la vertueuse Europe n’est qu’une Europe vermoulue, couchée à ses pieds, prête à être piétinée.

La Russie a « kidnappé l’Europe », selon la formule de Milan Kundera, une Europe imprégnée de doutes et d’angoisses. En refusant de céder à la confrontation directe, pour éviter la guerre totale, Européens et Occidentaux sacrifient l’Ukraine sur l’autel d’une paix aussi utopique que vaine. Il est à craindre, une fois de plus, que la prudence actuelle des pays occidentaux face à l’agression russe, loin d’être une assurance contre une guerre mondiale, ne soit en réalité pour Poutine qu’un encouragement à s’y lancer, mû par un nationalisme néo-impérial.

Subsiste pourtant de cette catastrophe, un fragile motif d’espoir : le tournant régressif engagé par le président russe a mis fin à la désespérante cacophonie de l’Europe.

À l’heure actuelle, la diplomatie ne peut constituer une issue au conflit en cours, car elle n’est qu’un simulacre. Persuadé de sa force et de son droit, un tyran ne négocie jamais, il impose sa folie dominatrice sans rien céder. La diplomatie est l’art des limites naturellement consenties. Elle est une idée sublime, à condition que l’une des parties ne soit pas privée de tout ce qui forge les conditions de son existence. Pour Poutine, l’heure est à la revanche, seul lui importe de faire disparaître dans les limbes du temps l’effondrement de l’URSS. Face à celui qui veut « détruire Carthage », on oppose la force non des mots, inaudibles sous le fracas des bombes, mais la terreur des armes.

Quand on ne croit en rien d’autre qu’à l’équilibre des comptes, les peuples ne sont plus qu’une abstraction embarrassante, leur sacrifice n’étant qu’une pièce de plus de l’artillerie militaire. Comme tous les tyrans avant lui, Poutine est voué à la défaite, car il est imbu à tort de sa puissance. Or, « il y a que Dieu qui puisse, sans danger pour lui, être tout-puissant » (Tocqueville). Vaincue, l’Ukraine survivra longtemps encore ; vainqueur, Poutine disparaîtra sous l’amas de ses propres cendres.

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