Une guerre arrive toujours par surprise. On sait qu’elle est possible, on s’y prépare... Mais jusqu’au dernier moment, on espère qu’elle sera évitée. Et lorsque finalement elle arrive, tout un monde est détruit en un instant.

Le soir du 23 février, je consultais mon fil d’actualité Facebook – des publications de mes amis virtuels de Kyiv, de Kharkiv, de Soumy, d’Odessa, de Lviv... L’inquiétude était déjà dans l’air, mais les gens faisaient tout pour la dissiper.

« Lorsque les Allemands bombardaient Londres, les Londoniens faisaient exprès de vivre comme d’habitude, allaient au resto et au théâtre, écrit un journaliste de Kyiv. C’était pour démontrer que l’ennemi ne les aurait pas. »

« Je viens de regarder Mort sur le Nil, écrit une professeure de Kharkiv. Je vous le recommande, ça distrait [des peurs d’une invasion]. »

Une mère de deux enfants d’Irpin (près de Kyiv) publie ses photos de voyage dans le sud de l’Ukraine de l’été passé – la mer, les dunes, les fleurs sauvages et les champs de blé.

Un historien de Kyiv vient de publier une vidéo drôle de sa fille, où une enfant de 2 ans dit, toute sérieuse : « Je lis un document ! » « Où a-t-elle appris le mot document ? », s’étonne le gars qui passe le plus clair de son temps à étudier des archives déclassifiées de l’époque soviétique.

Une écologiste de Soumy est très fière de son premier livre – un recueil de nouvelles publié il y a six mois.

Une vie tranquille, une vie heureuse. Pas très différente de la vie au Québec. Mais dans une heure, elle sera écrasée. Écrasée brutalement par des avions, des missiles et des chars d’assaut russes.

Parmi ceux et celles que j’ai lus le soir de 23 février, beaucoup sont devenus réfugiés, d’autres sont sous les bombardements, d’autres encore combattent pour leur pays. Ils sont tous vivants (au moins pour l’instant), mais beaucoup sont à bout de nerfs.

Dans des livres et des films sur la Seconde Guerre mondiale, il y a souvent un motif implicite et rarement verbalisé : un certain sentiment de nostalgie de la vie apparemment idéale d’avant-guerre. C’est drôle, non ? Puisque la vie « normale », celle du temps de paix, est toute sauf idéale : elle est pleine de problèmes, de fatigues, de petits conflits et de grandes déceptions. Puis une catastrophe arrive et on comprend soudainement qu’on vivait au paradis.

Avant le 24 février, l’Ukraine n’était pas un pays « pauvre ». Le pays n’était pas extra-riche non plus, mais se développait vite. Entre 2000 et la pandémie, la qualité de vie a augmenté énormément. Puis il y avait un véritable boom culturel : on faisait d’excellents films, publiait des tonnes de livres. Même si la Russie faisait la guerre depuis 2014, celle-ci était à basse intensité, localisée dans les deux régions frontalières partiellement occupées. Le reste du pays vivait en paix.

Si l’émigration restait importante, la plupart des gens se sentaient raisonnablement heureux chez eux. On me demande pourquoi les Ukrainiens ne partaient pas en masse dès la mi-février, ni même les premiers jours de l’invasion. C’est parce que chacun espérait que la tragédie serait évitée de justesse ou que la guerre « ne se rendrait pas jusqu’à [leur] ville ». Puis la Russie s’est mise à bombarder des quartier résidentiels...

Qu’elle était tranquille, la soirée du 23 février.

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