Comment écrire à propos de cette inique invasion qui va si vite, alors qu’on ne sait pas encore ce qui adviendra ? L’OTAN se lancera-t-elle dans la mêlée, Poutine déclenchera-t-il, ce faisant, la Troisième Guerre mondiale ?

Mais comment NE PAS écrire sur cette guerre ? Les sujets qui nous occupaient il y a 13 jours semblent soudainement vieux, vains, vides. La pandémie ; pas terminée mais reléguée aux limbes. Les joyeux drilles de la libârté : devenus inaudibles du jour au lendemain, au vu des Ukrainiens qui se battent courageusement, eux, pour leur liberté. Les changements climatiques, plus inquiétants que jamais selon le récent rapport du GIEC, passent encore derrière.

Mais quoi écrire ? Que nous avons l’impression qu’un nouvel ordre mondial se joue, que l’Histoire redevient tragique ? Écrire sur le sentiment que l’Histoire (celle dont Francis Fukuyama disait en 1992 qu’elle avait atteint sa fin avec le triomphe de son modèle achevé ; la démocratie libérale) vient de se réenclancher ? Ou sur la suite du choc des civilisations annoncé par Samuel Huntington en 1996, qui décrivait les relations internationales dans le monde post-soviétique ? Nul ne le sait. Tout dépendra de la suite des évènements. Ça pourrait aussi bien être une épouvantable guerre fratricide locale qu’un brasier international qui incendie tout. Car on pressent que Poutine vit dans un univers parallèle, mais avec des moyens bien réels...

Comment parler de ces temps dangereux alors ? Avec des images, dont nous savons pourtant qu’il convient de se méfier en ces temps de fake news et de désinformation. Ces photos d’enfants, de femmes, de personnes âgées emmitouflées et réfugiées. Hagards, inquiets, avec leurs valises à roulettes, lourdes du résumé d’une vie. Ces Instagram de jeunes hommes et femmes qui hier prenaient un verre à un bar branché d’une capitale moderne et qui aujourd’hui posent, fiers et un peu surpris, avec des fusils.

Alors, on parle avec notre émotion. Parce que les Ukrainiens nous ressemblent un peu. Mais c’est louche, cette proximité. Certains, d’ailleurs, nous reprochent de faire du « caucasisme » et de sombrer dans la facilité. Jugement moralisateur un peu lourd dans les circonstances, alors que les Québécois et les Canadiens ont accueilli à bras ouverts les Syriens, les Afghans, les Haïtiens et que, oui, il est parfaitement normal de ressentir une proximité avec ce peuple européen que nous côtoyons ici.

L’empathie n’est pas une réserve limitée et cloisonnée, ni un biais idéologique. Elle a les bras large ouverts à tous les drames.

On opinionne aussi beaucoup sur l’invasion russe. Les commentateurs le mois dernier encore « spécialistes » de la COVID-19, de la ventilation et des masques, sont aujourd’hui des ukrainologues patentés. Les arbitres des élégances entre le wokisme et le conservatisme d’hier se spécialisent dorénavant dans la stratégie militaire. Des opinionneurs qui peineraient à dessiner dans l’ordre une carte de l’Europe de l’Ouest à l’Est manient désormais les noms de villes et de provinces ukrainiennes en virtuoses et suggèrent même aux victimes de capituler ! Dans ce grand marché des opinions volatiles, mieux vaut écouter et lire les correspondants à l’étranger des grands médias d’ici et d’ailleurs, qui mettent en contexte des témoignages et qui expliquent. Aussi, avec avidité, s’abreuver au savoir des réels spécialistes et des experts mis en lumière par ce conflit : stratèges, diplomates, pros de la géopolitique, historiens, bientôt les philosophes et les connaisseurs du monde russo-orthodoxe. Leur travail éclairant est de plus en plus nécessaire.

Non, on ne sait pas vraiment sur quel ton exactement, ni avec quelle perspective définitive parler de cette guerre, ni si elle sera courte ou si elle marquera profondément notre époque. Elle a 13 jours, un soupir à l’échelle de l’Histoire. On craint le pire, l’embrasement généralisé, le feu nucléaire, et on se trouve trop émotifs. On se méfie de nos impressions, mais on rage.

Ça ressemble pour le moment à une guerre du XXe siècle, qui puiserait ses racines dans le rêve très XIXe d’un grand empire russe à reconquérir, et que nous vivons à travers les outils de communication du XXIe siècle, en direct et en accéléré. Bien malin serait celui qui peut prédire vers quoi tout cela se dirige.

Nous sommes touchés, choqués, ébahis, révoltés, apeurés, mais impuissants. L’émotivité et la soif de savoir sont pour le moment nos deux seules façons de nous approprier ces évènements tragiques, de dompter l’irrationalité, de mettre des mots sur l’horreur et de la raison dans le chaos. Nous débordons d’empathie et d’effroi en même temps. Le XXIe siècle est pourtant bien entamé déjà, mais nous nous apercevons maintenant qu’on a oublié de nous faire parvenir son mode d’emploi...

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