Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Jean-Marie Colombani, alors directeur du quotidien français Le Monde, publia un éditorial titré « Nous sommes tous Américains ».

Il exprimait l’effroi face à ces attaques vécues en mondovision. Il traduisait aussi un certain vertige en présence d’évènements qui révélaient une troublante vulnérabilité des pays occidentaux face à l’islamisme radical et qui devaient marquer profondément et durablement les relations internationales.

Il y a six mois à peine, le retrait désordonné des États-Unis d’Afghanistan face à la résurgence des talibans venait clore un chapitre important d’une guerre contre le terrorisme qui aura duré deux décennies. Les erreurs dans la conduite de celle-ci, ses conséquences sur la puissance américaine et ses effets sur l’évolution politique du Moyen-Orient ont déjà fait, et continuerons encore longtemps de faire, l’objet de nombreux débats et analyses.

Il est évidemment trop tôt pour évaluer précisément l’ensemble des conséquences politiques, géopolitiques, stratégiques, économiques, ou encore sociales de l’agression décidée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, il y a moins d’une semaine. Le brouillard de la guerre est trop dense, la dynamique du conflit trop vive et incertaine. Il n’en demeure pas moins qu’en matière de bouleversement systémique, et donc de risques, ce qui se joue sous nos yeux en Ukraine est potentiellement plus significatif, dangereux et déterminant pour l’avenir de la scène internationale que ne le fut le 11-Septembre.

Une menace existentielle

À partir de 2001, la lutte contre les groupes se réclamant de l’islamisme radical fut en effet une nécessité pour contrecarrer une menace réelle à la sécurité.

En dépit des souffrances abjectes qu’ils ont pu infliger, ces groupes comme Al-Qaïda, l’État islamique ou autre succédané, n’étaient pas en mesure d’altérer l’ordre international libéral bâti sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale.

Pourvoyeur certes imparfait de stabilité et de prospérité depuis huit décennies, cet ordre apparaît sous le coup d’une menace existentielle. Celle d’une alliance entre autocrates dont la dynamique « gagnante » suscitait par exemple une mise garde de la journaliste Anne Applebaum dans un article publié en décembre 2021 dans la revue The Atlantic. Cette ligue d’hommes forts regroupe, entre autres, le Chinois Xi Jinping assumant les velléités de puissance de l’empire du Milieu, le Turc Erdogan rêvant de reconstituer l’Empire ottoman, le Biélorusse Loukachenko et le Vénézuélien Maduro, arcboutés sur leur pouvoir quitte à faire de leur pays des États faillis, et évidemment Poutine, qui semble mû par la volonté de reconstituer la grande Russie en niant l’existence même de l’Ukraine et en plongeant l’Europe – et, par extension, le monde – dans la crise la plus grave depuis celle des missiles de Cuba, en octobre 1962.

Un combat pour les valeurs libérales

Parfois prospères, souvent considérés comme redoutables dans le cyberespace et la manipulation des opinions publiques tant chez eux que chez leurs adversaires, ces régimes autoritaires sont perçus sur une pente ascendante depuis une demi-douzaine d’années. Face à eux, les frêles démocraties semblent minées par des maux variés et sérieux tels que les inquiétudes face aux mouvements migratoires, la défiance vis-à-vis des institutions, le délabrement des infrastructures, l’inéquitable répartition des richesses ou encore le sentiment de déclassement dans un monde dont le centre de gravité se déplace inexorablement de l’Occident vers l’Asie.

De surcroît, gangrénées par le populisme, ces démocraties sont menacées de l’intérieur par de sordides apprentis fascistes amourachés d’une force et d’un courage qu’ils n’ont pas, mais prêts à tout pour bafouer les valeurs libérales.

Confronté au tragique, l’héroïque peuple ukrainien se bat en premier lieu pour défendre sa nation et son pays. Luttant contre un despote déconnecté du réel, il est en première ligne d’un combat fondamental pour la préservation de la démocratie, de l’État de droit, de l’institutionnalisation du dissensus au sein de sociétés libres. La démocratie n’est pas parfaite. Elle n’est pas une destination. Elle est une épopée, une aspiration, une exigence. Les Ukrainiens meurent pour elle, pour nous.

La mobilisation de la communauté occidentale avec l’adoption à un rythme inédit de sanctions sans précédent et l’émergence fulgurante d’une Union européenne à la puissance longtemps fantasmée sont la preuve que nous sommes témoins d’un évènement majeur. L’enjeu est colossal, résolument historique. La guerre en Ukraine sera soit celle qui permettra d’éviter la renaissance d’un monde ancien structuré par la rivalité entre démocraties et autocraties, soit la salve d’ouverture de cette nouvelle « guerre froide ». En ce sens, nous sommes tous Ukrainiens.

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