Rien n’est trop ferme dans l’arsenal de mesures déployé contre l’agression russe de l’Ukraine. Rien ou presque. En s’en prenant aux médias contrôlés par la Russie, l’Europe et indirectement le Canada ne semblent pas réaliser qu’ils tirent sur l’une des principales idées pour lesquelles on meurt à Kiev. Un tir fratricide insouciant contre un pilier de la démocratie, celui contre lequel – justement pour cette raison – s’acharnent inlassablement le pouvoir russe, ses vassaux biélorusses et tchétchènes ou ses amis chinois : le droit de diffuser publiquement ses idées.

Il ne s’agit pas d’approuver ce que Sputnik ou RT News peuvent faire subir à l’information. Mais si « on ne vous aime pas ici » et « vous avez un parti pris » étaient des motifs légitimes d’interdiction, Fox News pourrait avoir du souci à se faire. D’autant qu’en termes de toxicité, elle boxe dans une autre catégorie que les médias russes dont le pouvoir d’influence en Occident semble dérisoire. Il est vrai que Fox News ne dépend pas d’un État. Contrairement à Radio-Canada ou, sur le marché de l’exportation des nouvelles, à France 24 ou à BBC World News…

La liberté d’informer n’est pas seulement une idée fondatrice, c’est aussi une idée compliquée. Raisons pour lesquelles on ne devrait y toucher qu’avec une délicatesse d’horloger. Dans ce domaine, il n’y a rien de bon à attendre d’un coup de marteau instinctif, même s’il soulage sur le moment.

Ni la répugnance ni la conviction, en l’occurrence justifiée, d’être dans le bon camp ne semblent des raisons suffisantes.

« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », aurait lancé sous la Révolution française le vertueux Saint-Just, expédiant sans relâche les « ennemis » en question à la guillotine. Deux siècles plus tard, le même pays transformait les affabulations fétides des négationnistes de la Shoah en infractions criminelles. Ce n’était pas du tout la même chose, et pourtant si : deux coups de marteau assénés avec toute la force d’une certitude inébranlable.

Au cours du conflit sanglant qui a déchiré l’ex-Yougoslavie, bombarder la radiotélévision serbe a aussi semblé une bonne idée aux pays de l’ouest. Lorsque la poussière est retombée, Amnistie internationale a évalué les choses autrement. Selon ses experts, l’appellation appropriée était « crime de guerre » : on ne fait pas d’un média civil un objectif militaire parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit.

Serait-ce donc qu’il est interdit d’interdire, comme on le clamait dans les années 1960 ? Ce n’est décidément pas si simple. Au Rwanda, les animateurs vedettes de la Radio télévision des mille collines ont en toute liberté appelé au massacre des Tutsi, fournissant à longueur d’antenne les noms et les adresses des « cafards » à éradiquer. La punition internationale des incitateurs est venue plus tard. Bien trop tard.

Si extrêmes que soient ces exemples, ils rappellent que la voie des démocraties entre censure et impunité est délicate.

Mais à moins de se nier elles-mêmes, celles-ci ne disposent guère que d’un repère fragile : ce qui n’est pas interdit dans l’intérêt de tous par une loi circonspecte est autorisé, les autres errements relevant le cas échéant de procédures civiles.

L’ajout ici de l’adjectif « circonspecte » pourrait sans doute être débattu (comme a pu l’être, à l’inverse, la légitimité de la loi contre le négationnisme). Mais avec ou sans cet additif, l’appel au meurtre d’un Tutsi ou de quiconque ne peut à l’évidence relever de la liberté d’informer. C’est beaucoup moins sûr dans le cas d’articles célébrant les vues de Vladimir Poutine.

Il est difficile d’évaluer les périls auxquels une démocratie croit échapper en interdisant des médias dont les sites ne masquent pas leur allégeance. Mais il est facile de voir ce qu’un tel coup de marteau peut infliger à l’un des principes qui la définit et la protège : la liberté de parler… même pour les « ennemis de la liberté ».

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