Il y a de quoi faire rêver les journalistes canadiens. Depuis un an, leurs collègues en Australie sont allés chercher pas moins de 185 millions de dollars canadiens dans les poches d’Alphabet (Google) et de Meta (Facebook).

C’est l’évaluation qu’a récemment faite Rodney Sims, le président de l’équivalent australien du Bureau de la concurrence, dans une entrevue avec le média spécialisé Press Gazette⁠1. Sims est l’architecte du News Media and Digital Platforms Mandatory Bargaining Code, la loi adoptée le 25 février 2021 qui force des géants du numérique à négocier des ententes avec les entreprises de presse de son pays.

La loi australienne, unique au monde, inspire notamment le Royaume-Uni et le Canada. En effet, le ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez, et son prédécesseur, Steven Guilbeault, l’ont tous deux citée comme le principal modèle d’un projet de loi sur l’information en ligne qui devrait être déposé sous peu aux Communes.

À quoi s’attendre ?

Le ministre Rodriguez a donné quelques détails sur son futur projet de loi le 23 février dernier au cours d’une conférence en ligne du groupe de réflexion Canada 2020. La législation canadienne devrait reprendre dans ses grandes lignes la loi australienne.

Elle donnerait trois chances aux plateformes. 1) Négociez un partage de vos revenus avec des entreprises de presse canadiennes. 2) Si la négociation initiale échoue, un médiateur sera nommé. 3) Si cette médiation échoue également, ce sera alors à un arbitre de « forcer une conclusion », selon les termes du ministre.

Mais il y aura des différences. Pour bénéficier de redevances, les entreprises de presse australiennes doivent être enregistrées, ce qui revient à donner à l’État le soin de définir ce qui constitue du journalisme.

Pablo Rodriguez a répété à plusieurs reprises que ce n’était pas une voie qu’il souhaitait emprunter, et c’est une bonne nouvelle. « Ce n’est pas au gouvernement de décider qui va bénéficier de ce système, a-t-il dit. Il est fondamental de préserver l’indépendance de la presse. » Un comité consultatif indépendant de cinq personnes examine déjà l’admissibilité des entreprises de presse à différentes mesures fiscales du fédéral pour soutenir le journalisme (des crédits d’impôts, par exemple). Peut-être la loi lui donnera-t-elle du travail supplémentaire ?

Les ententes conclues jusqu’à maintenant en Australie sont confidentielles. Le ministre Rodriguez a dit que s’il souhaitait « le plus de transparence possible ». Cela est une autre bonne nouvelle. Pour s’assurer que petits et grands médias bénéficient équitablement du mécanisme à être implanté, il importe de savoir qui reçoit combien.

Les géants récalcitrants

Depuis l’adoption de la loi australienne, Google et Facebook ont effectué 64 communications de lobbyisme auprès du gouvernement fédéral, selon le registre des lobbyistes.

Mais dans des conversations que j’ai eues avec des fonctionnaires fédéraux, on m’a rappelé que la loi australienne ne nommait aucune plateforme. Il est donc envisageable que la loi canadienne s’applique à d’autres réseaux sociaux qui génèrent des revenus grâce à la circulation de contenus journalistiques.

C’est ainsi qu’il faut ajouter 13 communications de lobbyisme de la part de Microsoft (qui possède LinkedIn), 3 de Twitter et 31 de ByteDance (à qui appartient TikTok).

Ottawa s’attend donc à de la résistance de la part des multinationales du numérique. Les plateformes pourraient faire valoir que la santé financière de nombreux médias s’est améliorée en 2021. La Presse a rapporté que son bénéfice a atteint 14 millions de dollars en 2021. Le Devoir a plus que doublé le nombre de ses journalistes depuis 2016. Et le Globe and Mail compte aujourd’hui 170 000 abonnés numériques lui rapportant plus de 60 millions de dollars annuellement.

La loi australienne semble également avoir incité Google et Facebook à accroître leur soutien au journalisme canadien au cours de la dernière année. Selon le grand patron de Google News, Richard Gingras, des ententes auraient été ficelées avec pas moins de 100 médias au Canada. Et 18 organisations journalistiques du pays ont par ailleurs des ententes avec Meta, qui s’est engagé à donner 8 millions de dollars au cours des trois prochaines années.

À quoi bon adopter une loi dans ce contexte ?

Dans ce contexte moins dramatique pour les médias du pays, pourquoi a-t-on encore besoin d’une loi pour prélever des redevances auprès des géants du web ? Parce que le journalisme canadien leur rapporte beaucoup.

C’est difficile à mesurer pour Alphabet. Au cours de la conférence de Canada 2020, Richard Gingras affirmait que les recherches Google reliées à l’actualité auraient permis à son entreprise de ne récolter qu’environ 10 millions de dollars au Canada. Il faut convenir, par ailleurs, que Google partage déjà ses revenus avec les créateurs de contenus via Adsense, qui fonctionne tant dans le web que sur YouTube.

Rien de tout cela avec Meta. Selon ses plus récents rapports financiers⁠2, l’entreprise a réalisé au Canada un chiffre d’affaires oscillant entre 4 et 4,3 milliards de dollars canadiens en 2021, selon qu’on calcule en fonction de la localisation de ses clients (les entreprises qui y achètent de la pub) ou de ses abonnés. En employant la même méthodologie que par le passé⁠3, j’ai estimé qu’en 2021, l’information a représenté environ 5,1 % des contenus circulant dans Facebook au Canada. Cela voudrait donc dire que le journalisme canadien aurait permis à Meta de s’enrichir de 201 à 217 millions de dollars l’année dernière, des revenus que Meta ne partage pratiquement pas avec les créateurs.

Même si elle ne s’appliquait qu’à l’entreprise de Mark Zuckerberg, donc, il est plus que temps qu’une loi canadienne sur l’information en ligne soit adoptée.

1. Lisez l’article de PressGazette (en anglais) 2. Consultez les rappports financiers de Meta (en anglais) 3. Lisez l’article de The Conversation « Facebook s’enrichit grâce aux médias canadiens, mais donne peu en retour » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion