Radio-Canada rapportait récemment que la pratique des « lecteurs sensibles »⁠1 s’installe progressivement dans les maisons d’édition québécoises. Cette nouvelle tendance consiste à faire lire un manuscrit avant sa publication « pour y déceler des représentations offensantes, stéréotypées ou encore inexactes ».

Notre réflexe devant cette pratique est de craindre la censure et l’autocensure qui peuvent s’ensuivre. On oublie en revanche trop souvent la redéfinition de la littérature et des arts qui en découle.

Prétention exagérée

Comme ces lecteurs sensibles seraient directement concernés par le sujet du livre, ils seraient donc capables de détecter les représentations fautives. Par exemple, une femme pourrait s’assurer du « respect de la posture de la femme » dans un roman. N’y a-t-il pas là quelque chose de présomptueux ?

Qui sont ces « représentants » officiels des différents groupes qui forment la société ? Quelle est leur légitimité pour frapper du sceau de la respectabilité certaines représentations ? La littérature ne sert-elle pas justement à explorer la condition humaine en jouant avec ces « représentations » ?

Par ailleurs, devant ces prétentions injustifiées, on ne peut s’empêcher de relever les incohérences de l’époque. D’un côté on nous dit que la femme est une pure construction sociale, alors que de l’autre, on défend la mise en place d’une vigile pour s’assurer qu’elle soit représentée adéquatement.

La littérature n’est pas la sociologie

Il y a aussi quelque chose d’agaçant dans cette idée que la littérature doit représenter fidèlement le monde. La littérature n’est pas la sociologie, elle n’est jamais dans l’obligation de marquer les tendances sociétales. Pourquoi, dès lors, prescrit-on la représentativité ?

Mais aux fins de la discussion, acceptons que la littérature ait pour fonction de tracer les traits de la société au même titre que les sciences sociales pourraient le faire. Force est tout de même de constater que le concept de lecteur sensible manque à nouveau de cohérence.

Alors qu’on souhaite une représentation exacte, on refuse qu’elle soit stéréotypée.

Une telle idée est pour le moins curieuse, car nous savons que les stéréotypes représentent souvent, mais pas toujours, les tendances lourdes de la société. Ils constituent des généralités indispensables à la réflexion, pour autant qu’on sache qu’ils tolèrent nombre d’exceptions.

Il faudrait être de mauvaise foi pour nier qu’il existe des différences entre les groupes. Remarquer ces stéréotypes n’a rien de dérangeant. Ils le deviennent uniquement lorsqu’on réduit un individu au groupe auquel il appartient.

Le public est le juge

Un dernier écueil s’observe dans cette interdiction de véhiculer des « représentations offensantes », c’est le manque de confiance envers le public. Ce paternalisme qui pousse certains à « protéger le public » contre ces représentations est tout bonnement insupportable.

Évidemment, il y a souvent des discours ou des personnages dérangeants dans les œuvres. Mais lorsqu’on écrit, on se doit de considérer notre public comme assez intelligent pour interpréter ces représentations.

Lorsqu’il lit, écoute ou regarde une œuvre, le public est actif. Il a en aversion tel personnage et il s’attache à un autre. Il ne boit pas les paroles de l’auteur, il y réagit.

Accordons notre confiance au public, il est capable de séparer le bon grain de l’ivraie. Il a la sensibilité nécessaire.

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